Il était une fée … électricité !

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Mise en service en 1899, l'usine hydroélectrique de Cusset - toujours en activité - fût à l'époque une des plus puissantes du monde. Cet équipement industriel d'exception est né de la rencontre d'un ingénieur persévérant et d'un soyeux entreprenant qui envisageait alors de sauver les ateliers artisanaux des canuts par la motorisation électrique de leurs métiers ...

La fée électricité ne sauva pas la Fabrique mais elle fit entrer de plein pied l’agglomération lyonnaise dans la seconde révolution industrielle et transforma la ville. Avec le concours de l’association l’Usine sans fin – qui œuvre depuis 1999 à la valorisation de l’usine hydroélectrique – et de l’entreprise EDF – concessionnaire et exploitante du site – , la Bibliothèque de Lyon 2ème vous propose de découvrir ce patrimoine exceptionnel et méconnu à travers des documents extraits des collections patrimoniales de la BML.

En même temps que les premières automobiles faisaient leur apparition dans ses rues, l’entrée de Lyon dans la modernité affectait bien d’autres visages que celui de ces calèches motorisées qui devaient progressivement signer la disparition de la traction animale sur les pavés lyonnais. L’électricité, cette dangereuse alliée domptée par Edison quelques années plus tôt était sur le point elle aussi de s’imposer au quotidien des lyonnais. Après quelques tentatives rares d’éclairage des rues, celui systématique des théâtres, c’est en 1898 qu’elle est introduite largement auprès des Lyonnais avec la mise en service des nouveaux tramways fonctionnant à l’électricité, qui remplace peu à peu leurs homologues tirés par des chevaux.

Au même moment, la toute jeune Société lyonnaise des Forces Motrices du Rhône sillonne les trottoirs de certains quartiers pour y semer des kilomètres de câbles : elle creuse sur les pavés lyonnais les toutes premières esquisses du futur réseau de distribution électrique de Lyon. Deux ans plus tard, un flux d’énergie électrique coule dans les veines de la ville, irriguées par l’une des plus importantes usines de production d’électricité du monde, qui puise sa force dans les élans du Rhône à quelques kilomètres à peine du centre ville de Lyon. La ville des lumières est parée pour le nouveau siècle.

Sommaire

1. « Jonage, de ton sein, va chasser les ténèbres »

Bibliographie

2. « Le canut s’en va ; il n’y en aura bientôt plus un seul. »

Bibliographie

3. « Aurons-nous enfin l’eau à discrétion et l’électricité à bon marché ? »

Bibliographie

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1. « Jonage, de ton sein, va chasser les ténèbres »

Peut-on voir sans regret et sans remord s’écouler sous nos ponts une force motrice immense qui rendrait tant et de si grands services dans la première ville manufacturière de France ? Les débordements que ce fleuve rapide inflige à notre apathie semblent en être le châtiment, ils en sont certainement la conséquence… Admettez un instant par la pensée une large dérivation du Rhône prise à sa rive gauche, partant de Jonage et s’embranchant à Vénissieux après trente kilomètres de parcours ; peuplez d’usines rapprochées les nombreuses chutes que vous avez créées, à l’aide d’une pente de plus de quinze mètres. Quelle puissance de production industrielle, quel magnifique moteur, quelle richesse présente, quel avenir de prospérité vous apportez à notre ville qui a besoin d’une si vaste main-d’œuvre !

Ce projet fut formulé en termes prophétiques en 1841. 40 ans plus tard, un ingénieur reprenait à son compte cette idée à cette nuance près qu’il était désormais envisageable de transfomer la puissance hydraulique en énergie électrique. Cet ingénieur, Joannis Raclet n’occupe pas dans la mémoire des Lyonnais une place à sa juste mesure, il est pourtant associé aux origines d’une des entreprises les plus ambitieuses concernant l’histoire de Lyon : celle de son électrification.
Il reste aujourd’hui de cet audacieux projet l’usine barrage de Cusset, toujours en activité plus d’un siècle après sa mise en service, et qui fut en son temps la plus puissante centrale de production d’électricité hydraulique en France, et l’une des plus puissantes au monde.


L’ingénieur Joannis Raclet s’est intéressé dès 1880 au potentiel que représentent pour une ville comme Lyon les fleuves qui l’entourent. L’enjeu est d’abord l’alimentation de la ville en eau, une préoccupation majeure au cours des siècles précédents, dont on trouve l’expression dans les concours organisés par l’Académie de Lyon, et ce dès 1772 : « Quels sont les moyens les plus faciles et les moins dispendieux, de procurer à la ville de Lyon la meilleure eau et d’en distribuer une quantité suffisante dans tous les quartiers ? ». Face à ces préoccupations, certains suggèrent la remise en état des aqueducs romains ; Flachéron, par exemple, propose la réhabilitation de celui du Mont d’Or en 1840.

L’idée développé par Raclet dans une proposition qu’il rédige en 1881 n’est pas loin de s’inspirer des ouvrages de l’antiquité : il envisage une prise d’eau sur la Loire, en amont de Saint-Just-sur-Loire dans une réserve formée par une retenue du fleuve sur huit kilomètres grâce à un barrage ; l’eau acheminée jusqu’à Saint-Chamond par un aqueduc perçant la montagne sur une longueur de 19 km, est amenée jusqu’à Chaponost dans un vaste réservoir. La quantité d’eau ainsi draguée est bien supérieure au simple besoin en alimentation ; sur les 600 000 mètres cube journalier seul un quart serait filtré, le reste pouvant être utilisée pour l’industrie et la force motrice.
Le projet n’aboutit pas, mais il ouvre de nouvelles perspectives à Raclet qui se passionne dès lors pour l’utilisation de la force naturelle des eaux des fleuves comme force motrice. En 1886, dans un courrier adressé au maire de Lyon, il évoque pour la première fois la production d’électricité hydraulique.
C’est dans cette perspective qu’est créée la Compagnie Lyonnaise d’Electricité dont Raclet prend la direction. Si son nom indique bien ses visées sur le marché lyonnais, la Compagnie fait d’abord « ses classes » dans des villes plus modestes. Après une expérience concluante sur une installation hydraulique destinée à l’alimentation en électricité d’Oyonnax dans l’Ain, Joannis Raclet revient à la charge à Lyon et soumet en 1888 à la Préfecture un avant projet d’usine hydro-électrique installée sur une dérivation du Rhône. Plus visionnaire que technique, le projet est refusé.

Mais la Fabrique et la finance lyonnaise viennent au secours de l’ingénieur : son associé au sein de la Compagnie Lyonnaise d’Electricité, Joseph Alphonse Henry, Grand bourgeois à la tête d’une des principales maisons de tissu d’art de Lyon et ancien président de l’Association de la Fabrique lyonnaise, fort des relations qu’il y entretient, apporte son soutien au Syndicat lyonnais des Forces Motrices du Rhône, tout juste créé par Raclet pour porter son projet. Il est loin d’être le seul représentant de la Fabrique au sein du Syndicat puisque celle-ci lui fournit la majorité de ses 32 membres ; la finance avec ses neuf représentants, dont le banquier Jaquier fils, étroitement lié à la création du Syndicat, représente la seconde force vive au côté de Raclet.

Un nouveau projet est ébauché, qui prend soin cette fois de valoriser les aspects périphérique de la simple production électrique : par exemple, l’amélioration de la navigation sur le Rhône, grâce aux écluses prévues tout au long du canal de dérivation ; il anticipe ainsi les réticences du Service de la navigation sur le Rhône, qui pourrait constituer le principal détracteur au creusement d’un canal de dérivation. Le Syndicat lyonnais des Forces Motrices du Rhône requiert en 1889 auprès du ministre des Travaux publics une concession qui permettrait une dérivation du Rhône et l’installation d’une usine équipée de 28 turbines. (cf Questions lyonnaises in Lyon-exposition, dimanche 10 décembre 1893, p. 6)

Au cours de l’année suivante, le projet est révisé : on prévoit en plus de l’usine, un ouvrage de prise d’eau avec écluse, la création d’un réservoir et déversoir, d’une écluse double au niveau de l’usine. Complété de ces modifications, le projet subit avec succès le triple examen du Conseil général des Ponts et Chaussées, de l’autorité militaire et du Conseil d’Etat ; si la ville de Lyon, consultée, se montre réticente (probablement sous l’emprise de la Compagnie de Gaz), Villeurbanne est très favorable.

A Lyon, la presse se déchaine contre le projet ; l’ombre du scandale de Panama, dont l’un des principaux protagonistes, le baron Reinach se trouve être syndicataire du Syndicat des Forces Motrices du Rhône, fournit aux faiseurs d’opinion les munitions pour se défouler sur le projet ; mais l’opinion, elle, n’est pas dupe : elle sait bien que c’est le monopole de la compagnie du Gaz qui est en jeu, et ses tarifs prohibitifs n’encourage pas la population à soutenir ses intérêts. Finalement le Syndicat obtient gain de cause. Par la loi du 9 juillet 1892, le Sénat lui cède une concession d’une durée de 99 ans, assortie d’une déclaration d’utilité publique. Il reste quelques obstacles administratifs à surmonter qui mettent un temps en péril la poursuite du projet, mais le 21 décembre 1893, un décret du conseil d’Etat entérine définitivement la suite des évènements : la Société lyonnaise des Forces Motrices du Rhône (SLFMR) se substitue au Syndicat, ouvrant enfin la voie au futur chantier : le creusement d’un canal de dérivation du Rhône sur près de 19 km, d’une largeur suffisante pour répondre aux contraintes de navigabilité imposé par le Service de Navigation – ce point s’avérant par la suite une bénédiction car l’accroissement de la largeur initialement prévue augmente le débit de l’eau utilisée par l’usine – ponctué tout au long de son cours par un ouvrage de garde, un déversoir, un bassin compensateur et enfin l’usine-barrage.

Six communes sont concernées par le tracé du canal : Jons, Jonage, Meyzieu, Décines, Villeurbannes et Vaulx-en-Velin ; le projet ayant été déclaré d’utilité publique, les propriétaires réfractaires à la cession de leur terrain sont forcés d’accepter les compensations qui leur sont versées par la SLFMR. Au printemps 1894, deux consortiums créés en vue du projet se voient affecter les deux lots qui constituent le chantier : le premier en amont revient à la société Vignier et Roux, spécialisé dans les grands chantiers portuaires et comprend la construction du barrage de garde, le second inclut la construction de l’usine proprement dite échoit au consortium Audbert-Alméras-Jubin issue de la construction des chemins de fer. Les entreprises sollicitées s’engagent à exécuter les travaux dans un délai de trente mois ; c’est un nombre considérable d’ouvriers, jusqu’à trois milles, qui sont donc embauchés sur le chantier, logeant dans des baraquements en bois construits sur place.

La société des Forces motrices du Rhône, débarrassée des formalités administratives, pourra alors se mettre à l’œuvre, les expropriations se feront cet hiver, et le printemps de l’année 1894 verra le commencement de cette œuvre grandiose. Les travaux de creusement, terrassement et construction, dureront 4 ans, pendant lesquels un nombre considérable d’ouvriers trouveront là près de 12 millions de salaires qui assureront leur existence. On critique beaucoup les grandes entreprises, on les charge de tous les péchés d’Israël, et cependant à de certaines époques, en présence du chômage qui frappait les classes laborieuses de notre ville, on fut bien obligé d’ouvrir des chantiers qui assurèrent l’existence de milliers d’ouvriers.

In Lyon-exposition, dimanche 10 décembre 1893, p. 7

De sa dérivation sur le Rhône jusqu’à sa confluence, le canal se divise en trois sections : le canal de prise, de Jons jusqu’au barrage de Jonage, le canal d’amenée, où sont placés le déversoir et le bassin compensateur du Grand Large, jusqu’à la centrale hydroélectrique, et enfin le canal de fuite qui ramène vers le Rhône les eaux turbinées.

Le barrage de Jonage, ouvrage de garde de l’usine, qui n’était pas prévu dans les premières versions du projet fut exigé par le Ministère pour des raisons de sécurité. Il s’avéra cependant fort utile à l’entreprise : en créant un réservoir à la place du canal de prise, il assure la décantation de l’eau et la débarrasse d’une partie du sable et des graviers qui pourraient endommager les turbines. C’est également un moyen efficace de réguler l’arrivée d’eau à l’usine et de protéger l’usine en cas de crue du Rhône. A peine achevé, le barrage subit les conséquences dramatiques d’une des nombreuses crues qui entachèrent la progression des travaux : à tel point qu’il fallu le reconstruire entièrement. Cette reconstruction fait l’objet d’un album de photographies, témoignage inestimable de ce qu’était un grand chantier à l’époque : 100 photographies relatives à la construction de l’usine hydraulique et électrique de Cusset.

Le déversoir, constitué de cinq bassins en demi-cercle accolés à un pont qui traverse le canal, assure l’évacuation d’éventuel trop plein du canal de prise, en cas de défaillance du mur de garde : l’usine barrage ne possédant pas de déchargeur, il en assume le rôle. A l’instar du mur de garde, il fut imposé par le Ministère.


Le bassin compensateur du Grand Large, vaste étendue d’eau s’étendant entre les communes de Meyzieu et de Décines, n’était pas non plus prévu dans le projet de Raclet ; simple recommandation du Ministère, il fut cependant réalisé lorsque la SLFMR en mesura l’intérêt ; il permet à la fois d’empêcher un afflux d’eau trop important, ou au contraire d’augmenter la production en éclusant ponctuellement dans cette énorme réserve.

Les différents équipements furent achevés en 1902, mais dès 1899, l’ouvrage était opérationnel et commençait à fournir l’électricité aux premiers abonnés du réseau.
En 1906, une usine de secours à vapeur est édifiée à proximité de Cusset afin de pallier aux défaillances de l’usine principale, et d’assurer un surplus de production lors des pics de consommation. Elle fournit un courant aux caractéristiques équivalentes à celle de l’usine hydroélectrique, mais ses coûts de fonctionnement sont largement plus élevés.

Dans les années 30, l’aménagement hydroélectrique de Cusset est modernisé en vue d’augmenter les capacités de production pour répondre à une demande croissante en énergie et corriger des défauts de conception. En janvier 1937, un nouveau barrage est mis en service à Jons, à l’embranchement du canal de Jonage depuis le cours du Rhône afin d’augmenter le débit des eaux qui s’y déversent. Cette augmentation du débit est complétée par une modernisation de l’équipement de l’usine proprement dite. Au terme de ces travaux en 1945, la puissance de l’usine aura presque quadruplé. La nationalisation de l’électricité et du gaz édictée par la loi du 8 avril 1945 fait de la nouvelle compagnie Electricité de France le principal bénéficiaire de cette modernisation.

En janvier 2002, EDF en reprend la concession qui doit s’achever en 2041. Aujourd’hui, cette usine plus que centenaire produit l’équivalent de la consommation d’une ville de 100000 habitants.

Bibliographie

2. : « Le canut s’en va ; il n’y en aura bientôt plus un seul. »

A partir des années 1880 le textile connait une crise sans précédent à Lyon : les répercussions en sont moins économiques – elles ne se traduisent pas par une baisse drastique de la production, Lyon restant à l’époque l’un des principaux centres de production de soieries de luxe – que sociale : le socle de l’industrie lyonnaise de la soie, cette population d’artisans spécialisés qui travaillent à domicile, est en train de s’effondrer. Alors qu’on dénombrait en 1848 cinquante mille métiers urbains à Lyon, il n’en reste au début du XXe siècle qu’à peine huit mille. La compétition étrangère, mais surtout l’industrialisation de la production, la multiplication à la périphérie de la ville de gros ateliers quasi-industriels expliquent ce phénomène. Le marché qui s’est ouvert un peu partout à la production de masse, a modifié progressivement la demande d’une clientèle dont l’intérêt évolue vers un article bon marché plutôt que luxueux.

C’est l’équilibre d’un système autour duquel s’est organisée toute une classe sociale depuis des générations qui menace de s’effondrer. Au début du siècle, les canuts avaient su s’adapter à la première révolution qui secoua le monde du textile, et finalement, malgré les craintes des premiers temps de se voir arracher l’expertise de leur ouvrage par une machine, le métier Jacquard fut adopté par ceux qu’il menaçait, qui surent même en tirer bénéfice. L’industrialisation de la profession en revanche soulève un tout autre problème : si elle ne menace pas les emplois, puisqu’elle a besoin d’une main d’œuvre importante pour répondre à une demande de plus en plus populaire, cette industrialisation remet en cause les conditions de travail auxquelles se sont attachées les canuts au fil de leur histoire. On fait alors de la survie du « modèle canut » une question morale ; l’atelier à domicile devient la garantie d’une vie familiale saine, un modèle social qu’il convient de préserver, témoignage d’une certaine identité lyonnaise.

On me dit, écrit Puitspelu, qu’aujourd’hui l’on ne forme plus d’apprentis, que la profession ne se perpétue pas ; elle émigre à la campagne ou bien l’atelier disparaît et l’usine le remplace. Si cela se réalise jamais, Lyon ne sera plus Lyon.

Le Progrès Illustré, 13 janvier 1895, p. 8

L’énergie électrique parce qu’elle se transporte et se distribue plus aisément et surtout parce qu’elle apparaît propre et sûre, semble pleine de promesses : les associations professionnelles de canuts y voient la solution idéale à la mécanisation des ateliers familiaux.

Si les « bienfaits que l’emploi de la force motrice doit rendre à cette industrie et à nos braves canuts dont elle est appelée à régénérer l’existence en leur rendant la vie de famille qu’ils ont dû déserter pour l’atelier en commun. » (In Lyon-exposition, dimanche 01 avril 1894, p. 2) ne font pas l’ombre d’un doûte, il reste à les rendre disponible au plus grand nombre pour espérer sauver la profession, ce qui ne peut s’envisager qu’avec l’appui d’un véritable réseau de distribution d’électricité.

Cette innovation amènera forcément la transformation du tissage à la main en tissage mécanique dans les ateliers de Lyon et de la banlieue. Les tisseurs, au lieu d’aller dans les usines à titre d’ouvriers, pourront alors travailler chez eux, avec leur famille, comme chefs d’atelier, car il ne faut pas compter comme un obstacle l’acquisition du métier et de son moteur, qui sont fournis au tisseur moyennant un amortissement de cinquante centimes par jour et par métier, y compris la location de la force motrice qui entre dans ce prix pour vingt-quatre centimes.

In Lyon-exposition, du dimanche 01 avril 1894, p. 2

Le milieu textile est donc naturellement impliqué très tôt dans le projet de l’ingénieur Raclet. Principalement en la personne d’un des principaux initiateurs du projet, et futur directeur de la société qui en assurera le déroulement, Joseph Alphonse Henry, ancien président de l’Association Syndicale de la Fabrique lyonnaise, mais aussi dans l’écrasante majorité des notables issus du milieu textile parmi les membres du Syndicat. Le Syndicat lyonnais des Forces Motrices du Rhône, trouva dans son appui aux canuts non seulement un argument politique de poids pour la promotion du projet, mais surtout une légitimité immédiate aux yeux de la population lyonnaise pour qui la défense du modèle canut relevait presque d’une question identitaire.

Ce mariage de la Fabrique et de l’ingénieur n’est pas que de pure forme : la SLFMR respecta ses engagements vis-à-vis de la Fabrique, et on devine l’influence importante de cette union sur l’organisation de la distribution d’électricité : le réseau initial, approuvé par le ministère des Travaux publics le 2 octobre 1896, couvre essentiellement les zones urbaines où la présence des canuts est la plus forte : la Croix-Rousse et la Guillotière notamment. En outre, l’électricité utilisée pour la force motrice se vend à des tarifs bien plus avantageux que l’électricité d’éclairage : le tarif force est quatre fois moindre que celui de l’éclairage – ce qui encourage les usagers à quelques fraudes sévèrement réprimées par la SLFMR. Joseph Henry fait également ajouter au cahier des charges une réserve en faveur des petites entreprises, et donc des ateliers de canuts, stipulant l’interdiction de fournir à aucun abonné une force motrice supérieure à 50 chevaux.

C’est donc sans surprise qu’on retrouve parmi les premiers souscripteurs de la Société des Forces Motrices du Rhône une majorité d’artisans travaillant dans le milieu du textile lyonnais (On trouve dans Lyon et la région lyonnaise en 1906, p.549, une liste des premiers abonnées de force motrice). Il faudra attendre quelques années avant que les gros industriels de la région ne s’intéressent à leur tour à la production hydroélectrique de Jonage, et ce n’est qu’en 1912, sous l’impulsion de nouveaux tarifs avantageux qu’elle ne pénètre de façon significative les domiciles des particuliers.

La SLFMR n’a pas attendu la mise en service de l’usine pour manifester concrètement son soutien aux ateliers des canuts : Joseph-Alphonse Henry participe ainsi en 1895 à la fondation de la Société pour le développement du tissage dont l’objectif est de financer des expérimentations en matière de mécanisation des métiers et de faciliter l’équipement à crédit des canuts.
Dès 1897, la SLFMR met en service une centrale à vapeur dans le quartier des Brotteaux pour anticiper la mise en service de l’usine de Cusset. La mise à disposition d’une énergie abondante et bon marché semble alors pouvoir sauver les ateliers de la Croix-Rousse.

Et lorsqu’en 1904 une commission parlementaire, chargée de s’occuper de la question de l’industrie textile, est reçue par les syndicats de la soierie lyonnaise, l’usine de Jonage constitue l’étape principale de leur déplacement.
(cf Le Rappel républicain de Lyon, mardi 01 et mercredi 02 mars 1904, p. 2)

Malheureusement, ce soutien à la Fabrique n’infléchit pas la chute inéluctable de celle-ci, même si il assure la survie de quelques artisans qui conforteront Lyon dans sa position prédominante pour la production d’étoffes de luxe. Le modèle incarnée par les canuts est condamné à disparaitre dans une France qui s’industrialise. Mais si l’électricité ne sauve pas la Fabrique, cette nouvelle énergie distribuée jusque dans les foyers des lyonnais va rapidement susciter de nouveaux besoins, transformer radicalement le quotidien des citadins et, de façon plus générale, participer amplement à l’avènement de la société du XXe siècle.

Bibliographie

3. « Aurons-nous enfin l’eau à discrétion et l’électricité à bon marché ? »

Heureux Lyon
Le père de ses eaux qu’aucun fleuve n’égale,
Ce Rhône doux parfois, mais bien souvent grondeur,
Lui donne un rejeton plein de vie et d’ardeur.
Le Canal de Jonage, œuvre noble, idéale.

In Le Passe-temps dimanche 27 mars 1898, p. 6

Quand l’électricité domestique est popularisée durant le premier quart du XXème siècle, il ne s’agit déjà plus d’une nouveauté ; cela fait une trentaine d’années qu’elle est célébrée, en particulier par le biais des expositions universelles de la fin du XIXe s. Si elle apparait comme une merveille de la science, son impact est tout d’abord très limité : il reste surtout à inventer les appareils domestiques qu’elle est destinée à alimenter. Au tout début de son histoire, la fée électricité est pour l’essentiel liée à l’éclairage. Or, la plupart des foyers sont déjà équipé par l’éclairage au gaz. En leurs temps, l’arrivée du gaz puis de l’eau courante dans les foyers furent bien plus révolutionnaires : en libérant les individus du froid et de l’obscurité, en facilitant leur accès à une eau saine, le gaz et l’eau courante furent les jalons décisifs d’une drastique amélioration des conditions de vie domestique au cours du XIXe siècle.

L’électricité en revanche apparait certes en ses débuts comme une alternative propre et moderne au gaz, mais semble dépourvue de capacités propres à améliorer le quotidien des indicidus. Son principal attrait semble résider à l’époque dans ce qu’elle symbolise une technologie triomphante, en un temps où le scientisme domine la pensée sur le progrès. Elle fait l’objet de démonstration fastueuse lors de l’exposition universelle de 1894 à Lyon où brillent, suspendues sous ses voutes, des centaines d’ampoules à incandescence, ce qui ne devait pas manquer d’impressionner les visiteurs subjugués par ce prestigieux rejeton de la science et de l’industrie, mais la confinait sans doute à ce tour de force démonstratif.

Nous pénétrons dans la coupole. La soierie, la première, s’offre à nos regards nous donnant déjà un aperçu des merveilles qui nous attendent. De fortes lampes à incandescence, d’une puissance d’éclairage de 500 bougies, sont disposées latéralement, suspendues aux vélums par de capricieuses attaches.
Leur lumière, moins heurtée et plus douce que celle des lampes à arcs, se répand sur la splendide étoffe aux reflets chatoyants qui s’étale dans les vitrines et semble dire, orgueilleuse :
Admirez-moi, je suis la reine de céans.

In Le Progrès Illustré, 04 novembre 1894, p. 5

Mais si le grand public ne perçoit pas encore l’étendu de son potentiel, il est cependant conscient de son intérêt. Les compagnies urbaines de gaz qui assuraient jusque-là la distribution de l’énergie abusent de leur monopole, et le gaz est cher. Les lampes au gaz chauffent beaucoup, exigent un entretien quotidien et fournissent un éclairage à la flamme, assez faible et vacillant. En comparaison, l’éclairage à l’électricité, constant et vif, semble bien plus efficace, diffusant une lumière « comparable à celle du jour ».

Les affaires d’électricité n’ont pas encore, il faut le reconnaître, la faveur du public. Ç’a été pour les gaz, à leur début, la même chose : les ouvriers de la première heure ont fait leur fortune, la foule est venue plus tard, et comme de juste a payé plus cher. Il est parfaitement inexact de dire que les affaires d’électricité ne gagnent pas leurs frais. Pour le moment, cela peut paraître paradoxal, elles arrivent plus aisément à réaliser des bénéfices dans de petites localités que dans les grands centres.

Lyon-exposition, dimanche 02 juillet 1893, p. 2

En cette fin de siècle, la plupart des lampadaires destinés à l’éclairage des rues lyonnaises sont alimentés au gaz. Celui-ci en revanche a été banni des théâtres après qu’il fut la source de nombreux drames, dont l’incendie de sinistre mémoire qui réduisit en cendre l’Opéra comique à Paris en 1887. Le 31 mai de cette même année, le Maire de Lyon prenait un arrêté rendant l’éclairage électrique obligatoire dans les théâtres de la ville, « croyant à tort, selon les uns, à raison, selon les autres, diminuer ainsi les risques d’incendie ». C’est pour répondre à cette demande que la Cie du Gaz de Lyon se lance dans la production d’énergie électrique. Elle construit à cet effet une station de production à vapeur au cœur de la presqu’île. Cette « station centrale d’électricité » est mise en service en septembre 1888. Elle alimente principalement les théâtres, mais permet l’éclairage public du centre ville et autorise de manière accessoire la desserte de quelques particuliers. Le coût pour la ville de Lyon, d’abord fixé au forfait (30 francs par lampes et par ans) bientôt supprimé au profit d’un montant à la consommation (16 centimes l’ampère-heure) est relativement élevé. Si ces tarifs permettent à la Compagnie du Gaz de développer un petit nombre de stations privées pour l’éclairage de quelques îlots d’immeubles – huit environs en 1893 absorbant une puissance de 1000 à 1100 chevaux – ils interdisent d’envisager l’électricité à plus grande échelle, ce que la Compagnie du Gaz de toute façon ne souhaite pas, misant entièrement sur l’alimentation au gaz. En juillet 1897, par convention avec cette dernière, la Ville se libère de ce coûteux contrat. Cette convention marque le renoncement de la Compagnie du Gaz à son monopole.

Ce nouveau régime de liberté inaugure le développement de l’éclairage électrique : par un décret du 29 juillet 1899, la SLFMR est autorisée à faire de l’éclairage ; en 1900 ses tarifs sont de 8 centimes l’hectowattheure pour les appartements, de 6 centimes et demi pour les magasins, bureaux et usines, de 6 centimes pour les salles de spectacles, les restaurants, cafés, hôtels, établissements hospitaliers et d’enseignements et les édifices de cultes. Les établissements dépendant de l’Etat ou de la Ville bénéficient quant à eux d’un tarif spécial de 5 centimes.

L’éclairage des théâtres passe aux mains de la SLFMR, non sans quelques soucis car cette dernière fournit un courant alternatif qui ne peut pas être accumulé par les batteries de secours des théâtres – par mesure de sécurité, ces batteries continuent donc d’être chargées par la Société du Gaz.

L’éclairage de la voie publique continue de se faire au gaz pour l’essentiel. Cependant, la rue et la place de la République, les places de la Comédie et des Terreaux bénéficient de lampes à arc dont l’alimentation est fournie par la Compagnie du Gaz, et financée par la Compagnie des Omnibus et Tramways, laquelle a accepté la charge de fournir gratuitement cet éclairage en échange de l’autorisation de l’électrification de son réseau de tramways. Ce n’est qu’à partir de 1904 que l’éclairage d’un certains nombres de places et de grandes voies sera pris en charge par la SFMR au tarif très réduit de 2 centimes : 200 lampes environs réparties place Bellecour, rue de la Barre et pont de la Guillotière, place Carnot et cours du Midi, place et cours Morand, place du Pont, cours de la Liberté et cours Gambetta, rue Président-Carnot et place des Cordeliers. Les lampes fonctionnent alors du coucher au lever du soleil, et l’on commence à admettre la supériorité de l’éclairage à l’électricité.

L’éclairage domestique quant à lui, sera plus long à s’imposer : on évalue son taux de pénétration dans les couches moyennes de la société au nombre moyen de lampes par police d’abonnement : de 43 au 1er janvier 1900, il n’est plus que de 27 au 31 décembre 1905, cette baisse témoignant d’un élargissement du marché aux foyers plus modestes.

Mais l’éclairage n’est pas la seule manifestation concrète de l’électricité dans la vie des lyonnais de ce XIXe siècle finissant. En 1898 débute les travaux d’électrification des lignes de tramways, jusqu’alors tractés par des chevaux, en même temps que font leur apparition les toutes premières automobiles (la presse parle alors du « premier fiacre automobile »), sources de bien des émerveillements. Deux compagnies se partagent le réseau : la Compagnie des Omnibus et Tramways de Lyon en assume la plus grande part, soit une centaine de kilomètres, tandis que la Nouvelle Compagnie Lyonnaise de Tramways gère les 48 km restant. Toutes d’eux possèdent leurs propres stations de productions d’énergie à vapeur (Villeurbanne et Oullins pour la première), mais à partir de 1905, la Nouvelle Compagnie renonce à la production de sa propre énergie et s’approvisionne auprès de la SFMR.

Les premiers tramways électriques mis en circulation sur la ligne Perrache-Broteaux en 1899 sont accueillis plutôt tièdement par la presse ; il faut dire que cette inauguration se produit au terme d’éprouvants travaux qui agacèrent beaucoup les Lyonnais. Mais inquiétant davantage les détracteurs du tramway électrique sont les conséquences sociales de cette modernisation : l’électrification des tramways signerait la disparition programmée des éleveurs de chevaux.

Rappelant le projet de tramways électriques déposé récemment pour la ville de Lyon et qui semble devoir s’exécuter à bref délai, M. Cornevin examine si l’élevage du cheval ne semble pas sérieusement menacé par un état de choses qui semble s’établir de plus en plus en France. Il y a 40 ans, il est vrai, déjà l’établissement des chemins de fer avait produit une grosse émotion dans le monde agricole : qu’allait devenir l’élevage du cheval ? Mais on s’aperçut bien vite que les alarmes des éleveurs étaient exagérées, et l’on peut dire que les chemins de fer en développant le transit ont aussi développé la production des chevaux pour le service des diverses localités jusqu’aux gares des lignes ferrées. Les diligences et les rouliers ont disparu, mais une foule d’autres services de transports nécessitant l’emploi du cheval se sont créés, et malgré la multiplication des voies ferrées et la mise à l’exécution du plan Freycinet, il ne semble pas que ce développement de la traction à vapeur ait été nuisible à l’élevage du cheval. Toutefois, le développement de la traction électrique ne va-t-il pas commencer le danger.

In Revue du Lyonnais » série 5 – n°21 ( 1896 ) » pp.194

On se plaint également de la vitesse de ces nouvelles machines, qui perturbent la circulation dans les rues et en changent les règles. Mais on se rend à l’évidence : le progrès est en marche, ainsi que le prouve d’ailleurs les statistiques de Compagnie des Omnibus de Lyon : elle transporte 24,5 millions de voyageurs en 1893 et plus de 64 millions dix ans plus tard.

En France nous avons été longs à nous y mettre, mais le mouvement est commencé, et en présence des avantages de ce système, meilleure installation des voyageurs, plus grand nombre transportable, rapidité plus précise du transport, entretien de la propreté des véhicules bien plus facile, il n’y a pas à douter que le mouvement s’accentuera.

In Revue du Lyonnais » série 5 – n°21 ( 1896 ) » pp.194

En étendant son réseau de distribution et en acheminant l’électricité jusque dans les foyers, la SLFMR a considérablement élargi les possibilités offertes par cette nouvelle forme d’énergie. La force motrice destinée avant tout aux artisans de l’industrie textile pour l’alimentation de leur métier mécanique va peu à peu s’imposer jusqu’à présenter un intérêt aux simples particuliers, ouvrant la voie à de nouveaux besoins, et à un secteur industriel qui définira à sa manière la société du XXe siècle : l’électroménager.

Si l’usine de Cusset contribue à faire entrer Lyon dans la modernité, elle va aussi insuffler à la région lyonnaise un nouvel essor industriel pour le XXe siècle. Le succès de la SLFMR entraine dans son sillage les nombreux sous-traitants qui travailleront pour elle. En prévision de la mise en service de l’usine, la Société des Forces Motrices entreprend l’installation du réseau électrique souterrain dès 1897 ; cette installation – 222 km de câble haute tension et 227 km de câble basse tension – , source durant de longs mois d’importantes perturbations sur la voierie lyonnaise ouvre les hostilités contre une ville sur le point d’être éventrée par les travaux du tramway en cette « pauvre année 1898 », qui laisseront un souvenir aux lyonnais de rue prise dans une gangue de boue. Ce nouveau réseau nécessite un type de câbles encore peu utilisée en France : les câbles isolés à la cellulose imprégnée, système breveté suisse de l’industrie Berthoud, Borel et Compagnie. Pour pourvoir ce marché important, la Société Française des Câbles électriques s’installe à Gerland : elle devient rapidement la principale société Française fabriquant ce type de câble, et sera plus connu à partir de 1917 sous le nom de Société des Câbles de Lyon. Durant les années qui suivront, les grandes entreprises électriques en France seront ainsi tributaires de l’industrie lyonnaise.

Mais le temps n’est pas éloigné où nous nous servirons à Lyon de la force motrice pour repasser notre linge, pour chauffer notre eau ou tourner notre broche, comme aussi, dans un autre ordre d’idées pour désinfecter les eaux d’égout, ce qui ne sera pas de luxe, comme on l’a fait récemment à Rouen.

In Lyon-exposition, dimanche 01 avril 1894, p. 2

Bibliographie

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