Vie privée ?

- temps de lecture approximatif de 23 minutes 23 min - Modifié le 11/10/2019 par Département Civilisation

Les révélations d'Edward Snowden relayées par le Guardian et le Washington Post concernant la National Security Agency (NSA) et la surveillance par cette dernière des télécommunications ont relancé le débat sur la vie privée et la question de sa protection.

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S’il semble aujourd’hui aller de soi que chacun a le droit à une vie privée, à l’abri du regard d’autrui, il n’en a pas toujours été ainsi. La vie privée, loin d’être une réalité naturelle, est une construction historique d’invention relativement récente.

La monumentale Histoire de la vie privée publiée sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby a été l’occasion de mesurer la complexité de cet objet d’étude. La définition même de vie privée pose en effet problème. Pris au sens du Code civil, le privé est ce qui relève de la maison, de la famille, le public étant ce qui relève de l’État, des institutions, des municipalités, des autorités en général. Aujourd’hui, le Dictionnaire historique de la langue française (le Robert) définit la vie privée comme les « aspects de la vie d’une personne, qui ne sont pas rendus publics ». Néanmoins, la frontière entre public et privé est historiquement mouvante.

Faire l’histoire de la vie privée n’est pas chose aisée. « Il s’agit en effet de s’intéresser aux acteurs du quotidien, à leurs actes, aux grands et petits moments de leur existence. C’est porter attention aux sensibilités, aux sentiments, aux sens, à la sexualité, aux confidences et aux rêves » (Perrot, 2006). C’est s’interroger enfin sur les frontières de la vie privée lorsque l’on est un personnage public, ou un simple citoyen usant des possibilités offertes par les médias et les nouvelles technologies.

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Sommaire

I. La vie privée, un concept mouvant

  • Moyen-âge
  • Renaissance et XVIIIe
  • XIXe siècle
  • XXe siècle

II. L’évolution de la vie privée à travers les questions du couple et de la sexualité

III. La vie privée des personnages publics

  • jusqu’au 19e siècle
  • les bouleversements du 20e siècle

IV. La vie privée à l’heure des médias

  • télévision
  • internet
  • législation

I. La vie privée : un concept mouvant

Moyen-âge

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Le Moyen Age est caractérisé par une indistinction entre public et privé et il faut attendre la fin de cette période pour qu’une différence entre les deux notions apparaisse. La vie privée est alors inexistante. Dans les sociétés traditionnelles, l’individu, pris dans des solidarités collectives, féodales et/ou communautaires, est soumis à une surveillance à peu près continue de son entourage. Il ne dispose ni de ses biens ni de son corps, lequel peut par exemple être soumis au travail ou au châtiment, sur décision du chef ou sur décision collective des autres membres de la communauté. La communauté rurale, la petite ville ou le quartier constituent un milieu familier où tout le monde se connaît, s’épie et au-delà duquel s’étend l’inconnu où vivent quelques personnages de légende. Enfin, de nombreux actes de la vie quotidienne s’accomplissent encore en public.

De la Renaissance au XVIIIe siècle

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Une distinction entre public et privé commence à s’opérer durant l’Époque moderne. Pour l’historien Alain Corbin, la constitution du privé découle d’un grand mouvement qui débute à la Renaissance et voit l’individu s’émanciper de ses anciennes attaches au cosmos, à la cité de Dieu, pour donner libre cours à un souci de soi inédit. Pour l’historien Philippe Ariès aussi, cette période marque les débuts de la conquête de l’intimité individuelle. Étudiant les traités de civilités de l’époque, le sociologue Norbert Elias constate un affinement de la sensibilité nommé pudeur qui conduit certains actes (se moucher, déféquer, avoir des relations sexuelles), autrefois accomplis en public, à se privatiser. Néanmoins, rappelle l’historien Georges Vigarello, au XVIe siècle, dans les châteaux, des pratiques dites aujourd’hui privées (recevoir des amis, s’occuper des enfants, se détendre, etc.) se déroulent encore dans la salle d’apparat. Les gentilhommes et le roi sont en perpétuelle représentation ; non qu’ils manquent de moyens pour construire des espaces privés, mais ils n’en ressentent pas la nécessité. C’est au XVIIIe siècle qu’un basculement s’opère. Il s’incarne d’abord dans une focalisation sur la famille comme espace devenu plus privatif, moins ouvert. Le corps lui-même se privatise avec l’apparition de lieux consacrés à l’hygiène. Si, jusqu’à Louis XIV, le roi recevait sur sa chaise percée, la salle de bain fait, à cette époque, son apparition dans quelques demeures princières tandis que la privatisation des toilettes est acquise au cours du XVIIIe siècle. À travers ces lieux de l’intimité, on assiste donc également à la constitution d’une intimité psychique. Néanmoins, tempère Georges Vigarello, jusqu’au XIXe siècle au moins, ces distinctions tardent à pénétrer le monde paysan et ouvrier.

XIXe siècle

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Le XIXe siècle constitue selon de nombreux historiens l’âge d’or du privé. Cette privatisation concerne d’abord la famille. Dans la bourgeoisie, la vie privée coïncide assez exactement avec la cellule familiale qui tend à devenir une entité affective et un refuge des individus contre les agressions de la société. Parallèlement, le processus d’individualisation se poursuit grâce aux progrès de l’hygiène et de la médecine. Se déshabiller ou se laver en public devient peu à peu honteux jusque dans les classes populaires, et les premières salles de bains apparaissent à la fin du siècle. D’importantes différences subsistent néanmoins selon les classes sociales. Si dans les milieux bourgeois, l’habitation se caractérise par une séparation marquée entre les pièces de réception et les autres, les conditions d’existence des paysans ou des ouvriers ne leur permettent pas de mettre ainsi à l’abri des regards une partie de leur vie qui deviendrait par là même privée. Deux études parues au XIXe siècle, « Les Ouvriers des deux mondes » et « Les Ouvriers européens » montrent que pour ces catégories sociales, la vie privée est considérée comme négligeable. Des problématiques relatives à la sexualité, par exemple, sont hors d’atteinte, inexprimables. Enfin, et paradoxalement, un mouvement inverse s’opère de resocialisation de fonctions autrefois privées. L’État puis les associations prennent peu à peu en charge une partie des questions d’éducation, de santé, d’alimentation, d’hygiène, d’entretien physique, tous ces aspects de la vie personnelle demeurés jusqu’alors l’apanage de choix individuels.

XXe siècle

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Le XXe siècle voit la lente généralisation d’une organisation de l’existence autour de la distinction entre public et privé. L’histoire de la vie privée pour cette période est celle de sa démocratisation. L’élévation du niveau de vie offre la possibilité aux membres d’une famille d’épanouir leur vie privée à l’abri du regard des proches. De plus, cette vie privée se dédouble peu à peu : au sein de la vie privée familiale émerge celle de l’individu. Le lit commun puis la chambre commune disparaissent, l’écoute individuelle du transistor se substitue à celle collective de la télégraphie sans fil (TSF), l’introspection et les loisirs solitaires se banalisent. À partir des années 60, la scolarisation des filles, le mouvement féministe et le développement du travail salarié des femmes leur permettent d’accéder à leur tour à une vie privée. Enfin, l’investissement de la vie privée par l’État se poursuit. L’école, l’hôpital, la médecine, les organismes sociaux, enlèvent au monopole des familles la définition des normes, l’encadrement des comportements et l’acquisition des apprentissages sur de nombreuses questions touchant aux savoirs, aux mœurs et à la vie hors du travail.

En l’espace de trois siècles, la vie privée est née. À partir du XIXe siècle, la sphère privée est progressivement investie par l’État. Certains domaines tels ceux du couple et de la sexualité notamment, sont représentatifs de ces évolutions.

En l’espace de trois siècles, la vie privée est née. À partir du XIXe siècle, la sphère privée est progressivement investie par l’État. Certains domaines tels ceux du couple et de la sexualité notamment, sont représentatifs de ces évolutions.

II. L’évolution de la vie privée à travers les questions…

Du couple

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C’est dans le domaine du couple que s’illustre de manière significative l’évolution de la notion de privé, qui accompagne celle de l’émancipation des femmes. A partir du XVIIIe siècle, la famille tend à se séparer du reste de la société, mais aussi de la parenté, des voisins et du monde du travail. Le cercle familial se resserre autour du père, de la mère et de leurs enfants. Les domestiques ne dorment plus dans le même logement que leurs employeurs. Il faut attendre le XIXe siècle pour qu’une nouvelle étape soit franchie avec l’apparition de la chambre conjugale.

Dans l’ancienne France (XVIe au XVIIIe siècle), le mariage n’est pas encore une affaire d’amour. Le choix du conjoint échappe généralement aux deux parties intéressées dans la mesure où il relève, le plus souvent, des parents bien que l’Église considère comme essentiel le libre consentement mutuel des époux. Dans tous les milieux, le mariage est d’abord considéré comme une affaire d’intérêts, une affaire de sentiments ensuite. L’individu se voit ainsi sacrifié aux intérêts de sa famille puisque l’on ne peut se marier que lorsque cela est économiquement possible. Dans les familles sans fortune, les jeunes gens ont plus d’initiative et le mariage d’amour n’est pas impossible. Dans les familles possédant un capital, même maigre, le mariage d’amour est considéré comme une erreur.

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Mariage au 18e siècle

Ce point est d’autant plus fâcheux que le divorce n’est alors pas possible. Une épouse ne peut quitter le domicile conjugal sous peine d’être privée de ses droits. Les procès de séparation témoignent souvent des brutalités du mari. Les tribunaux civils et ecclésiastiques n’en font une cause de séparation que pour les gens de (bonne) condition. Quant à la femme surprise en flagrant délit d’adultère, elle risque le carcan, le pilori ou le bannissement avec perte de sa dot.

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Divorce

La Révolution apporte un bouleversement. Le divorce est autorisé en 1792. Ce libéralisme est néanmoins de courte durée. Le Code civil, promulgué en 1804 par Napoléon Ier, restreint la possibilité pour les couples de divorcer, en ne retenant que trois raisons valables à la séparation : l’adultère, la condamnation infamante ou les excès, les sévices et les injures graves. Le Code civil s’attache en effet à protéger la famille en restaurant l’autorité paternelle et maritale. Sous le régime marital, les femmes sont frappées d’incapacité civile et soumises à leur mari. Elles ne peuvent exercer une action en justice, doivent obtenir l’autorisation de leur époux pour travailler et leur salaire revient à leur mari. Le divorce par consentement mutuel demeure une possibilité mais est compliqué à mettre en œuvre. En 1816, le divorce est interdit et ne sera rétabli que par la loi Naquet de 1884.

La vie privée, entendu ici comme la possibilité de mener sa vie comme on l’entend, n’existe pas avant la fin du XIXe siècle. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les femmes. Le XXe siècle va bouleverser les mœurs. Le divorce s’accompagne de la privatisation de la vie conjugale. Le mariage devient une affaire affective et élective. Ces changements ont des conséquences dans le domaine de la sexualité

De la sexualité

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Si l’Antiquité est apparue plutôt permissive dans le domaine de la sexualité, pour les hommes libres du moins, avec le Moyen Age, l’Occident entre dans l’ère du refoulement. Ces changements sont dus au rôle de l’Église. Sous l’influence du christianisme, une nouvelle éthique sexuelle s’impose, condamnant la chair. Le mot même de sexualité n’apparaît qu’en 1830. Pour autant, la réalité des comportements n’est pas entièrement façonnée par les interdits de l’Église, et la morale courante a pu autoriser certaines libertés qu’il s’agisse du concubinage des prêtres ou de la prostitution. Aux XVIII et XIXe siècles, un souci croissant de bonheur individuel prend peu à peu le pas sur la morale chrétienne. Les contraintes sociales et patrimoniales rigides qui présidaient au mariage s’assouplissant, la société s’érotise lentement et le plaisir conjugal commence à être considéré par les médecins. L’apparition de la chambre conjugale au XIXe siècle entraîne ce que certains sociologues ont appelé la « première individualisation ». Cette période s’étend de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale environ. Jusqu’à cette époque, la sexualité reste difficile à dire, de même que tout ce qui est lié au corps, à la contraception et à l’avortement. Après la guerre, on assiste à l’émergence d’une parole féminine sur la sexualité qui aboutit à la fameuse « libération sexuelle » des années 1965-1975. L’autorisation de la contraception en France en 1967 puis la loi Veil du 17 janvier 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse confirment la dissociation entre sexualité et procréation.

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La reconnaissance de l’homosexualité est encore plus tardive. Si le terme est créé au XIXe siècle, son usage est rare jusque dans les années 1930. En employant ce terme, les médecins voulaient manifester leur approche scientifique de la question et le rejet de cette définition ne se manifeste que dans la seconde moitié du XXe siècle avec l’adoption du terme « gay ». Au début du XXe siècle, l’homosexualité, réprimée en Allemagne et en Angleterre, n’est plus un délit en France depuis le Code pénal de 1810 mais est encore considérée comme une perversion, suscitant l’intérêt des psychiatres comme Jean-Martin Charcot. En 1905, Freud affirme la bisexualité originelle de l’être humain, théorie qui remporte un grand succès dans les milieux intellectuels, auprès d’André Gide notamment. À cette époque, la princesse de Polignac,dans son salon littéraire, accueille Marcel Proust, le comte de Montesquiou et la fine fleur du lesbianisme parisien. La Première Guerre mondiale permet un tournant décisif. À la faveur de la « fraternité des tranchées », des amitiés passionnées se développent entre soldats et les années 20 constituent ainsi un âge d’or pour la communauté homosexuelle naissante. Dans les années 30, les homosexuels sont la cible de nouvelles attaques notamment de la part du régime nazi. Après la guerre de 39-45, c’est une période marquée par le conformisme et une homophobie accrue à la faveur de la guerre froide. C’est cependant des États-Unis que vient le renouveau homosexuel. Le « Gay Liberation Front » est constitué dans la mouvance des groupements radicaux de l’époque (en France, la législation homophobe de Vichy reste en vigueur jusqu’en 1982). Dans les années 80, l’élection de Reagan révèle l’ampleur de la réaction homophobe alors même que les premiers cas de « cancer gay » sont diagnostiqués. Le nombre des victimes parmi les homosexuels mène à une lutte acharnée contre le sida. La détermination de leur communauté leur vaudra la considération de l’opinion publique. Certes, les modes de vie homosexuels semblent mieux acceptés, mais des situations de rejet persistent encore dans de nombreux lieux.

Si les français ont pu accéder à une vie privée, fruit de changements successifs de la société, nous allons voir que pour les « célébrités », stars et personnel politique, la situation n’a pas évolué de la même façon.

III. La vie privée des personnages publics

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Époque moderne

Jusqu’au XIXe siècle, la vie privée est quasi inexistante. C’est le cas pour les individus « ordinaires » mais également pour les personnages publics, au premier rang desquels les rois. Dès sa naissance, l’enfant royal est un enfant public dont la naissance est offerte en spectacle à ses futurs sujets. Quelques années plus tard, on arrange pour lui l’union la plus utile à la dynastie sans égards pour ses inclinations. Pour La Bruyère, il ne « manque à rien à un roi que les douceurs d’une vie privée ». Les gestes quotidiens se font en effet en public : se lever, se coucher, manger, se divertir. Arrivée à Versailles à 15 ans, Marie-Antoinette, l’épouse du futur roi Louis XVI, trouve pesantes ces règles de la vie à la Cour. Devenu reine en 1774, elle ne cessera de revendiquer son droit à la vie privée. Elle s’invente un style personnel pour affirmer sa singularité en investissant un espace privé, le Trianon, soigneusement protégé des regards importuns et qui devient rapidement suspect aux yeux de ceux qui n’y ont pas accès. Marie-Antoinette ne s’en préoccupe pas. Jusqu’à la Révolution, sa conduite reflète sa volonté de se soustraire autant que possible à l’emploi du temps royal. Ainsi, la reine a-t-elle pu devenir pour la postérité un porte-drapeau des droits du privé. C’est qu’après elle, la notion de vie privée continue à évoluer, soustrayant toujours plus d’actes de la vie quotidienne au regard d’autrui.

A partir du 19e siècle

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Bardot

Aujourd’hui, la vie privée des stars du grand écran, du sport, de la chanson mais aussi des têtes couronnées constitue la matière de toute une presse illustrée à succès, dite « presse people ». Attentives à leur popularité, les vedettes introduisent le public et les journalistes dans leur intérieur, dans le détail de leurs goûts, de leurs amours, de leurs peines. Après celle des stars, c’est la vie privée des hommes politiques qui intéresse le plus les médias au point que l’on qualifie désormais de « peopolisation » la vedettisation de l’homme politique et l’exposition médiatique de sa vie privée. Si le terme de peopolisation date seulement des années 2000, le phénomène est plus ancien. Les journaux people actuels sont les héritiers d’une longue série de titres qui, depuis le XIXe siècle, ont livré au public les récits romancés des personnalités en vue. Néanmoins, au XIXe siècle, les indiscrétions émergent encore bien souvent avec la complicité des principaux intéressés, les journaux « dignes » gardant pour eux les indiscrétions. De plus, jusqu’à une époque récente, la sphère privée des hommes publics est intouchable.

Un premier basculement s’opère dans les années 1930 avec l’essor de l’image et l’émergence du phénomène de starisation. Les années 1950 installent le phénomène. La vie privée des célébrités du cinéma et des familles princières devient la trame d’un récit qui, mêlant la réalité et la fiction, construit un feuilleton nourri de joies, de peines et de rebondissements. Concernant les hommes politiques, le changement s’opère à la même période. Sous la IVe République, la personnalisation du pouvoir n’est plus un tabou. Le poids important des partis tend à faire émerger des leaders de majorité. Si le général De Gaulle n’avait pas besoin de séduire pour se distinguer, tel n’est pas le cas de ses successeurs qui doivent se construire une légitimité. Au-delà de De Gaulle, « nous entrons dans l’ère des hommes ordinaires qui n’ont rien d’autre à proposer aux électeurs qu’eux-mêmes » (Delporte (C) « Quand la peopolisation des hommes politiques a-t-elle commencé ? », Le Temps des médias, n°10, 2008, p. 39). Les candidats doivent démontrer leur compétence mais aussi tisser un lien affectif avec les Français. Nommé Premier ministre, Antoine Pinay se fait photographier dans la presse avec ses enfants, tandis que le Président Guy Mollet évoque sa mère à la télévision.

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En 1953, la revue Paris-Match consacre un numéro spécial au nouveau président de la République René Coty. Les lecteurs le découvrent dans sa vie quotidienne, en maillot de bain ou se faisant servir la soupe par sa femme. Avec ces apparitions, il s’agit de se construire un capital sympathie en montrant que l’on vit comme tout le monde.

Georges Pompidou est le premier chef de l’État à livrer aux médias une part de sa vie privée en utilisant les possibilités offertes par la télévision. Un épisode de l’émission Un Quatrième mardi est ainsi tourné dans la maison de campagne du Président et de son épouse en avril 1970. Les téléspectateurs sont invités à pénétrer dans l’intimité du couple, un couple ordinaire de Français. Les scènes banales se succèdent, nourries d’attitudes et de propos familiers. Si avec le Président la « peopolisation » s’intensifie, c’est aussi lui qui fait voter la première loi sur la protection de la vie privée en 1970. Le successeur de Georges Pompidou soigne également son image auprès des Français. Valery Giscard d’Estaing médiatise un certain nombre d’actes privés sensés conforter son image de président proche des Français : bains de mer sur la côte d’Azur, descente de ski à Courchevel.

Jusqu’à la fin des années 1970, le contrat entre hommes politiques et journalistes est clair. Les premiers donnent aux seconds la matière nécessaire à satisfaire la curiosité des lecteurs tandis que les seconds s’interdisent de révéler quoi que ce soit sans l’accord des premiers. Aujourd’hui, les hommes politiques sont devenus des célébrités comme les autres. De plus, un sentiment de désaveu de la classe dirigeante semble avoir accéléré « l’intégration d’une démarche marketing dans la communication politique pour coller aux goûts et aux attentes des électeurs » (Dakhlia (J), « La représentation politique à l’épreuve du people : élus, médias et peopolisation en France dans les années 2000 », Le Temps des médias, n°10, 2008, p. 71.). Selon Nicolas Sarkozy, président largement médiatisé, « la vie d’un président, sur ces questions essentielles qui sont celles de l’amour, c’est la vie de n’importe qui ». En 2005, une couverture de Paris Match montrant Cecilia Sarkozy avec son amant ouvre la voie à une série de parutions transgressives qui sont autant de coups de butoirs portés à la vie privée. Cette privatisation de l’espace public, et de publicisation de l’espace privé sont perçues assez négativement en France. Elles porteraient atteinte à la noblesse du politique relevant justement d’une mise entre parenthèses de l’intime. Face au comportement de certains politiciens adoptant les conduites exhibitionnistes des personnalités du show biz, certains dénoncent une américanisation de la politique française. Il est vrai que dans le monde anglo-saxon, l’exposition de sa vie privée est entrée dans les mœurs et est considérée comme une utile preuve de transparence. On demande à une personne d’avoir la même attitude en privé qu’en public, et qu’un homme politique tienne des discours en décalage avec ses pratiques personnelles est donc perçu comme inacceptable. Les Français, au contraire, ne jugent pas le profil moral de leurs représentants et se moquent de savoir si tel ou tel vit en concubinage, est marié ou divorcé.

Le développement des médias et des techniques de communication a permis la médiatisation des « stars » et des hommes et femmes politiques. Celui de l’Internet a offert cette possibilité au citoyen « lambda ». Ce développement s’est accompagné de violations de la vie privée. C’est pourquoi les États ont eu le souci de mieux formaliser et de mieux protéger ce droit par l’élaboration de lois et la mise en place d’institutions.

IV. La vie privée à l’heure des médias

Télévision

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La médiatisation de la vie privée de tout un chacun a d’abord été rendue possible par la télévision. Au milieu des années 1980 une vague de reality shows fait son apparition sur le petit écran.

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Ces émissions s’appellent Perdu de vue, La nuit des héros, Témoin numéro un… et suscitent de vives polémiques et des dénonciations du couple voyeurisme/exhibitionnisme. Si ces émissions déclinent à partir du milieu des années 90, la parole du “vulgum pecus” et l’expérience intime infiltrent l’ensemble des programmes télévisuels. Les enquêtes conduites dans les coulisses de ces émissions, aussi bien auprès de leurs participants que de leurs auditeurs, montrent que par delà l’évènement télévisuel se profile une attente qui monte de la société. Ces émissions mettent en effet en scène une autre conception du débat et de la délibération publics, mettant au centre l’expérience personnelle, et faisant passer au second plan la figure de l’expert. Le témoignage public autocentré se doit néanmoins de porter un discours qui déborde le personnel et interpelle les représentations collectives. À partir de 2001, les programmes dits de « Real TV », comme Loft Story, apportent une nouvelle dimension à l’exhibition de l’intimité. Bien que les différents programmes précédemment cités diffèrent de la « Real TV », leur point commun est qu’ils proposent au spectateur de se délecter du spectacle d’une vie ordinaire et de se repaître des incidents qui pimentent le quotidien. Le psychologue Serge Tisseron nomme « extimité » (L’Intimité surexposée, 2001) lorsque des individus acceptent de se montrer à la télévision à des millions de spectateurs dans leur quasi nudité et qui ne semblent pas distinguer la scène publique de ses coulisses, la vie privée.

Internet

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Malgré les scandales liés à sa surveillance, l’Internet est lui aussi, la vitrine dans laquelle s’expose la vie privée de nombreux internautes. Plus de 50% d’entre eux sont inscrits sur Facebook. Nombreux sont ceux qui, parmi eux, s’exposent sans se protéger au risque de se voir licenciés, non recrutés ou humiliés pour des propos ou des photos considérés comme déplacés. Cette surexposition semble paradoxale alors même que 98% des Français estiment que le respect de la vie privée est important. Selon le sociologue Emmanuel Kessous, la manière dont les gens s’exposent serait en fait choisie. Pour le sociologue Dominique Cardon, « il y a un espace nouveau qui s’est constitué entre le caractère public des médias et l’intimité des gens. Cela ne veut pas dire que les gens livrent tout. Penser que c’est la vie privée des individus, c’est se tromper”. Aussi, la notion de vie privée, loin d’être menacée, serait en réalité en pleine recomposition. Il n’empêche, les citoyens redoutent la surveillance ; non pas celle des États, révélée le lanceur d’alertes Edward Snowden, mais celle exercée par leurs concitoyens. La surveillance des Etats paraît en effet plus abstraite que la surveillance interpersonnelle. Bien que les internautes connaissent le risque, « celui-ci ne s’est jamais manifesté, et l’opportunité de service l’emporte » estime Dominique Cardon. Néanmoins, afin d’éviter les abus, les États ont légiféré sur la question de la vie privée.

Législation

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Codes civil et pénal

On considère en effet aujourd’hui que le droit à la vie privée constitue une base essentielle de la citoyenneté. Sans secret de l’individu, il n’y aurait pas d’individu et les régimes totalitaires ont toujours œuvré dans le sens d’une plus grande transparence. Les domaines inclus dans la protection de la vie privée comprennent essentiellement l’état de santé, la vie sentimentale, l’image, la pratique religieuse, les relations familiales et plus généralement tout ce qui relève du comportement intime. Si la Constitution française ne comporte aucune mention directe relative au droit du respect de la vie privée, l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen précise que la « liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » . La loi « informatique et libertés » du 6 janvier 1978 institue la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), autorité administrative indépendante française, chargée de veiller à ce que l’informatique soit au service du citoyen et qu’elle ne porte pas atteinte, entre autres, à sa vie privée. De plus, la loi du 17 juillet 1990 a introduit dans le Code civil un article qui dispose que « chacun a droit au respect de sa vie privée ». En vertu de l’article 9 du Code civil, toute victime d’une atteinte à la vie privée peut obtenir du juge des mesures propres à limiter la diffusion de l’atteinte, des dommages et intérêts et l’insertion de la décision de justice dans la presse. Enfin, la France a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme stipulant que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile, de sa correspondance ». Néanmoins, la loi et l’existence d’une autorité de contrôle telle que la CNIL n’ont pas empêché les abus et les scandales. En effet, la législation diffère largement selon les pays et beaucoup appellent à une harmonisation législative mondiale. Dans une tribune du Monde publiée le 23 août 2013, Philippe Boucher (Conseiller d’Etat honoraire), Louis Joinet (Expert indépendant auprès du comité des droits de l’homme de l’ONU) et Philippe Lemoine (Président du Forum d’action modernités) appellent à créer « une charte mondiale informatique et libertés ». Cette normalisation et clarification des droits de chacun au niveau mondial doit être accompagnée selon Eric Sadin, philosophe et écrivain, de l’apprentissage des disciplines informatiques à l’école afin que chacun soit acteur de sa vie numérique (Le Monde, 17 juin 2013).

Longtemps inexistante, la vie privée triomphe au XIXe siècle jusque dans les classes populaires. Durant plusieurs siècles, une frontière s’est constituée entre deux mondes désormais séparés : la vie privée d’un côté, la vie publique de l’autre. Mais les techniques de communication et les médias ont remis en cause cette séparation. Étant donné les tendances exhibitionnistes de beaucoup de nos contemporains, certains ont diagnostiqué la destruction de l’espace public et la fin de la vie privée. Les citoyens disent pourtant leur attachement à la vie privée. L’heure semble plutôt à sa reconfiguration. La vie privée n’a plus le même sens pour chacun, elle est devenue subjective et individuelle. Il est désormais nécessaire pour les États de mettre en oeuvre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de leurs citoyens sans attenter à leur vie privée.

BIBLIOGRAPHIE

Questions posées sur le Guichet du Savoir :

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2 thoughts on “Vie privée ?”

  1. Lohay dit :

    Bonjour
    Pouvez-vous me donner l’auteur de ce document, qui me semble devrait apparaitre en début de page mais que je ne trouve pas.
    Bien à vous
    E Lohay

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