Un déménagement est souvent l’occasion de remettre la main sur des trésors oubliés…

Mémoires perdues et retrouvées…

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 14/12/2019 par B. Yon

Depuis trois ans, la bibliothèque s’est lancée dans un chantier de désamiantage du silo de conservation. Ce chantier, qui s’étale sur plusieurs années, a demandé en amont un grand travail de préparation en vue du déménagement des collections. C'est à cette occasion que nous avons redécouvert un fonds d’ethnotextes datant de la fin des années 70, constitué de 85 bandes magnétiques, accompagnées de deux grands classeurs de fiches descriptives...

rayon 2
rayon 2

Les ethnotextes, quésaco ?

L’ethnotexte est principalement un discours sur le passé, recueilli sur des bandes magnétiques pendant un entretien, dont la thématique appartient au discours culturel oral d’une communauté. Les thématiques rencontrées « vont des activités économiques de naguère à la vie sociale ainsi qu’aux croyances ou pratiques magico-religieuses et à la vision de l’histoire ainsi que des attitudes politiques ». 1

La notion de texte, alors que nous avons ici affaire à de l’oralité, se situe dans l’idée de recueillir une parole globale et non une simple réponse à une simple question. L’idée est de laisser les informateurs parler sans les interrompre, sauf parfois pour les guider. C’est en ce sens que nous parlons ici de « textes oraux ».

Cette discipline a mis du temps à trouver sa place dans la recherche historique en France. Longtemps décriée et vue par les historiens comme étant trop peu fiable, aujourd’hui encore, elle souffre d’un manque d’institutionnalisation. On ne trouve pas de département universitaire dédié, pas de filière doctorale, peu d’offres de formations par rapport aux pays anglo-saxons.

Dès le 19e siècle, la source orale a été rejetée par les historiens. Seul le document écrit d’archive, croisé avec d’autres sources, était considéré comme élément probant attestant de l’histoire.

L’histoire orale, individuelle, empreinte d’inexactitudes chronologiques, d’erreurs de lieux, de noms, ponctuée d’anecdotes, de légendes, n’est pas jugée crédible. Elle fait partie de la « petite histoire », celle des petites gens, en opposition à l’Histoire avec un grand H. Elle n’intéresse pas les chercheurs en histoire.

Pourtant, à cette même période se développent des disciplines comme l’ethnologie, la linguistique, ou la dialectologie, qui elles vont s’emparer de ce matériau comme base de recherche et vont prendre de l’avance sur les méthodes d’enquêtes de terrain et de traitement de la parole.

Parallèlement, le matériel d’enregistrement devient de plus en plus performant avec le temps.

Ferdinand Brunot, grammairien et philologue, crée en 1910 à la Sorbonne les Archives de la Parole, grâce au mécénat de Pathé. Les chercheurs procèdent à des enregistrements de voix et de textes (parlementaires, hommes de lettres, comédiens) en studio à Paris. Ils organisent les premières collectes en 1912-1913 sur le terrain, en car phonographique, dans le Berry et dans le Limousin, puis les Ardennes franco-belges avec le dialectologue Charles Bruneau, disciple de Ferdinand Brunot.

Au cours de la Première Guerre Mondiale, la deuxième génération d’historiens s’est retrouvée dans les tranchées, et a pris conscience de l’importance de raconter l’histoire par celui qui l’a vécue.

 

Marc Bloch, tout de suite après-guerre, dans son ouvrage Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, veut faire appel aux « rapports des témoins ». Il propose de dépasser les critiques d’exactitude et de sincérité faites aux documents sonores par les historiens, et souligne que le travail de l’historien nécessite aussi un travail d’analyse des croyances, des normes, des façons de dire et de penser, en sachant également en décrypter les erreurs ou les mensonges. Il va devenir une référence pour les historiens qui ont recours aux témoignages oraux dans les années 90.

Les époux Leblanc ouvrent, en 1917, la Bibliothèque-Musée de la Guerre, et deviennent les collecteurs et les conservateurs des archives privées des soldats (correspondances, photographies, objets, etc.).

Cette prise en compte du témoignage individuel va se poursuivre pendant tout l’entre-deux-guerres. Raconter l’histoire de la guerre qui ne soit pas celle du ministère de la Guerre et des Affaires Étrangères, mais celle des soldats eux-mêmes.

Annette Vierwiorka, suite à la Seconde Guerre Mondiale et à la barbarie des camps d’extermination nazis, proclamera l’Ère du témoin dans son livre du même nom.

Les années 30 seront particulièrement innovantes, avec, en 1928, la création du Musée de la Parole et du Geste, qui fusionne avec les Archives de la parole (Mécénat de Léon Gaumont). Des collectes linguistiques et ethnomusicologiques sont lancées en Europe, notamment en Grèce, en Roumanie et en Tchécoslovaquie. Ou encore en 1936, où le gouvernement du Front Populaire décide de créer le Musée de l’Homme et le Musée National des Arts et Traditions Populaires qui, en 1939, envoie sa première mission sur le terrain en Basse-Bretagne sous la direction de Claudie Marcel-Dubois. Puis en 1938, la Phonothèque Nationale absorbe les collections du Musée de la Parole et du Geste et reprend les missions de terrain sur le territoire français.

Ses institutions vont se concentrer sur la langue, la locution, la parole chantée, l’ethnomusicologie, mais vont délaisser le caractère historique du témoignage oral.  Le document écrit reste l’outil privilégié du travail historique.

Après un début d’amélioration pour le statut du témoignage oral, il est à nouveau contesté dans les années 50.

Dans les années 60, les sciences sociales et humaines connaissent de profonds renouvellements dans les méthodes d’enquêtes proposées. La parole est de plus en plus prise au sérieux et de mieux en mieux recueillie. De grandes enquêtes pluridisciplinaires sont lancées, organisées par la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique. Sur tout le territoire français, des historiens côtoient des ethnologues, des ethnomusicologues, et des linguistes.

Au même moment, l’industrialisation grandissante du pays pousse les populations à se déplacer toujours plus vers les villes pour trouver du travail. Les chercheurs vont prendre conscience de l’urgence à recueillir et conserver la mémoire de ce monde rural qui disparaît peu à peu. De grandes collectes vont être lancées.

Le fonds d’ethnotextes retrouvé qui a été confié à la bibliothèque de Lyon fait partie de cette grande vague d’enquêtes des années 70.

Mémoires vivantes. Dires et savoirs populaires.

Les bandes magnétiques ont été transférées sur cassette audio, puis sur CD-Rom

Après une étude plus approfondie des enregistrements trouvés et de leurs fiches descriptives, nous avons pu déterminer qu’elles avaient été données par le Centre National de la Recherche Scientifique en 1982 à la Bibliothèque de Lyon, à l’occasion d’une exposition, « Mémoire vivante. Dires et savoirs populaires ».

En effet, en 1976, l’Établissement Public Régional de la région Rhône-Alpes et le CNRS décident de mettre en commun leurs compétences et leurs moyens pour favoriser la recherche en termes de « conservation du patrimoine régional et d’observation du changement social et culturel ».

Une équipe de chercheurs se met en place à l’automne 1977, sous la responsabilité de Gaston Tuaillon, professeur à l’Université des Langues et Lettres de Grenoble et de Jean Claude Bouvier, responsable de l’ATP (Ateliers Thématiques Populaires) Rhône-Alpes « Archives vivantes et constitution d’ethnotextes ». Des équipes de Lyon, de Saint-Etienne, du Forez, de Grenoble, de la Drôme ou encore de l’Ardèche, sont parties enquêter sur le terrain.

Au vu de la multitude de thématiques possiblement abordées, deux axes de recherches ont été définis pour mener les enquêtes :

  • La mémoire du XXe siècle : récits de vie faits par des anciens ouvriers, patrons, artisans, paysans…Témoignages sur la façon dont ont été vécus individuellement et collectivement les grands évènements du XXe siècle, tels que les deux guerres mondiales, le Front Populaire, les mouvements sociaux, etc.
  • La littérature orale, les aspects de la vie quotidienne d’hier et d’aujourd’hui, les travaux, les fêtes, les usages et les coutumes, les comportements collectifs et les croyances.

Après quatre ans d’enquêtes, ce sont plusieurs centaines de bandes magnétiques qui ont été enregistrées sur le terrain. La meilleure solution était que ce stock devienne un fonds public d’archives orales régionales mis à la disposition de la collectivité. Mr Rocher, à l’époque Conservateur en chef de la Bibliothèque Municipale de Lyon, a proposé que tous les enregistrements provenant du programme « archives vivantes et ethnotextes » soient rassemblés dans la section régionale de la Bibliothèque. Dans l’exposition de 1982, on retrouve les premiers résultats de ses recherches.

 

Que trouve-t-on sur ses bandes magnétiques ?

Fiche descriptive d’enquête

D’après les fiches descriptives, les informateurs sont souvent des personnes nées à la toute fin du 19e siècle ou au début du 20e siècle. Au moment des entretiens, ils ont autour de 80 ans ou plus.

Les entretiens se déroulent la plupart du temps au domicile de l’informateur, parfois dans des maisons de retraite, accompagné de proches ou d’amis. Ils débutent par une présentation de l’informateur, ses dates et lieux de naissance, profession, mariage, religion, niveau d’études, connaissance de la langue locale, profession des parents, etc. Ce préambule permet d’établir une sorte de fiche d’identité de l’informateur, de comprendre le contexte social, professionnel, familial, et, pour l’enquêteur, de faire une première prise de contact qui va permettre de trouver une accroche pour débuter l’entretien.

Les informateurs racontent leur enfance, le travail dans les fermes, les veillées, les bals, les fiançailles, les mariages. Par le biais de ces sujets, d’autres sont abordés. Les récits autour des veillées débouchent sur les contes qu’on se racontait autour du feu, les anecdotes sur les bals donnent l’occasion de fredonner les airs qui s’y jouaient, et les chansons que l’on chantait. Le travail dans les fermes permet de comprendre le rapport employé / patron, les conditions de classe, d’expliquer combien il était compliqué de tomber amoureux de la fille ou du fils du patron, des histoires d’amour souvent impossibles. Dans ces enregistrements, une place importante est également donnée aux croyances et aux superstitions, aux remèdes contre certaines maladies. On trouve même le témoignage dans l’Ain d’une dame dont la sœur, qui était bergère à la toute fin du 19e siècle, a été agressée par Joseph Vacher, le sinistre et célèbre tueur de bergères !

Aujourd’hui encore, la valeur du témoignage oral dans la construction de l’Histoire nationale reste très débattue.

Mais ces bandes recèlent une richesse incroyable, et il nous semble primordial de permettre aux publics d’y avoir accès, que ce soit pour les chercheurs, les étudiants, ou le simple curieux. C’est pourquoi nous travaillons actuellement avec le CMTRA, qui coordonne la Base inter-régionale du patrimoine oral, afin de pouvoir un jour les mettre en ligne. Affaire à suivre…

 

Pour aller plus loin :

Publications suite aux enquêtes menées en Rhône-Alpes :

Catalogue de l’exposition Mémoires vivantes. Dires et savoirs populaires

 

Tags

:

Partager cet article