Charles Baudelaire, critique d’art. Des Salons aux Ekphrasis !
Publié le 03/02/2023 à 07:00 - Modifié le 02/02/2023 Elodie G.
Vous connaissez Charles Baudelaire, le poète maudit du milieu du XIXe siècle, auteur du chef d’œuvre Les Fleurs du Mal ou encore Charles Baudelaire, le traducteur d’Edgar Allan Poe. Mais connaissez-vous Charles Baudelaire, le critique d’art ?
Des Salons en passant par ses Ekphrasis et plus largement à travers sa théorie des correspondances, Baudelaire revendique sa “grande”, “unique” et “primitive passion” : “glorifier le Culte des images” (Mon cœur mis à nu, 1887)
Les Salons de Baudelaire
De nombreux écrivains ont écrit sur l’art, notamment au XIXe siècle, grâce à une presse en plein essor et à la redécouverte des Salons de Diderot.
Au cours de ce siècle, les expositions se multiplient : aux Expositions universelles succèdent des expositions en marge du circuit officiel, notamment les expositions impressionnistes, de 1874 à 1886.
Baudelaire (tout comme Stendhal, Gautier, Zola) publient des Salons. Les trois Salons publiés par Charles Baudelaire, en 1845, 1846 et 1859, constituent une partie de son œuvre critique, tout comme le Salon caricatural auquel il collabora en 1846.
Il ne s’agit pas seulement pour lui de décrire les œuvres découvertes lors des Salons, mais aussi de former le public à une manière d’observer et de comprendre l’art.
“Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament.” (À quoi bon la critique ?, Salon de 1846).
L’esthétique Baudelairienne et la création poétique
Le poète ne publie pas seulement des Salons mais également des monographies dédiées à un artiste (L’Œuvre et la Vie d’Eugène Delacroix, 1863), des essais spécialisés (Peintres et aquafortistes, 1862) ou développant une portée théorique (De l’essence du rire, 1855-1857 ; Le Peintre de la vie moderne, 1863).
Dans son essai Le Peintre de la vie moderne, le poète développe en effet une esthétique de la “modernité” à partir de l’exemple du peintre Constantin Guys, sensible à la beauté propre au présent et opérant une transmutation artistique du réel. Le beau pour Baudelaire est double : composé d’un “élément éternel, invariable” et d’un “élément relatif, circonstanciel” appartenant à son époque.
En affirmant une esthétique artistique personnelle, Baudelaire définit sa propre esthétique poétique, entre romantisme et symbolisme. Il défendra ainsi Eugène Delacroix au nom d’une définition du romantisme qui valorise l’intériorité : la force de l’art du peintre tient à l’imagination, qui insuffle à l’œuvre picturale une profondeur spirituelle.
La plus remarquable des qualités “qui fait de Delacroix le vrai peintre du XIXe siècle [est] cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses œuvres, et qui s’exprime et par le choix des sujets, et par l’expression des figures, et par le geste, et par le style de la couleur. […] En contemplant la série de ses tableaux, on dirait qu’on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux.” (Baudelaire, Salon de 1846).
C’est au nom de cette valorisation de l’imagination que Baudelaire récuse l’art réaliste, représenté par Gustave Courbet qui, selon lui, fait la “guerre à l’imagination” quand il s’attache à reproduire “la nature extérieure”, suivant une démarche qui s’apparente à la photographie.
La critique d’art baudelairienne : le recours à l’ekphrasis
Baudelaire ne se contentera pas de rendre compte des expositions de son époque et de développer une pensée esthétique au sein d’une œuvre théorique. Il transposera des œuvres d’art en textes poétiques, prônant ainsi le recours à l’ekphrasis pour saisir l’image et donner vie au beau.
“Le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie” (À quoi bon la critique ?, Salon de 1846).
Une des plus célèbres ekphrasis de Baudelaire concerne la toile d’Edouard Manet (Lola de Valence, 1862) pour laquelle il écrivit un court quatrain :
“Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance ;
Mais on voit scintiller en Lola de Valence
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir”
(Lola de Valence, Supplément aux Fleurs du Mal, 1862)
On pense aussi au sonnet Le Tasse en prison qui décrit la toile de Delacroix Le Tasse dans la prison des fous.
“Le poète au cachot, débraillé, maladif,
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d’un regard que la terreur enflamme
L’escalier de vertige où s’abîme son âme […].” (recueil Les épaves, 1866)
Selon John E. Jackson “la perspective allégorisante qui guide le plus souvent de telles ekphraseis […] traduit bien que l’enjeu du poème dépasse la seule image ou du moins hausse celle-ci en figure d’un sens qui transcende les apparences plastiques au profit d’un questionnement à la fois plus direct et plus fondamental” (Baudelaire sans fin. Essais sur Les Fleurs du Mal, 2005).
La critique d’art s’élève donc sous sa plume au rang de genre littéraire, rejoignant le sens étymologique du mot ekphrasis.
“En Grèce, l’ekphrasis, description littéraire d’une œuvre d’art – réelle ou imaginaire – au sein de la fiction, se présente elle-même comme un art en concurrence avec la peinture. Son but, comme dans la description du bouclier d’Achille au chant XVIII de L’Iliade (env. VIIIe siècle av. J.-C.) d’Homère, est de rivaliser avec les arts de l’image. Elle apparaît alors comme un morceau isolé, que l’on peut séparer du reste de la narration”. (Encyclopédie Universalis)
La « théorie des correspondances » de Baudelaire
Plus largement, le rapport entre littérature et peinture, texte et image, passe chez Baudelaire par la “théorie des correspondances” que le poète célèbre dans Les fleurs du mal, les cinq sens renvoyant à une unité mystérieuse du monde : “Les parfums, les couleurs et les sons se répondent” (Correspondances).
Le poème Les Phares est en l’occurrence emblématique des analogies que le poète tisse entre peinture, musique et poésie.
“Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ; […]Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ; […]”
Et pourquoi pas vous lancer, vous aussi, cher lecteur, dans la pratique de l’ekphrasis ? Choisissez une œuvre picturale de votre choix et transposez là en un poème ! Vous pourrez peut-être ainsi faire parler ce que l’historien d’art Daniel Arasse appelle “la silencieuse puissance de la peinture”.
A retrouver à la BML !
Constantin Guys [Livre] : le peintre de la vie moderne / Charles Baudelaire
Baudelaire et Delacroix / [Livre] / Armand Moss
Baudelaire critique de Delacroix / [Livre] / Lucie Horner
Poster un commentaire