Des monstres et des hommes

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 29/06/2016 par Log

« Aujourd'hui maman m'a appelé monstre. Tu es un monstre, elle a dit. J'ai vu la colère dans ses yeux. Je me demande qu'est-ce que c'est qu'un monstre ? » La réponse à cette question, improbable et complexe, est une parfaite illustration de la manière dont l'homme construit son rapport à la nature : altérité radicale, ressemblance proliférante. L'histoire de la tératologie (l'étude des êtres monstrueux) marque la césure depuis laquelle chacun peut dire : monstres, levez-vous, l'homme est en marche. Au cœur du naturel, il nous atteint dans notre propre singularité.

Freaks
Freaks

Voyons à partir de cette stricte définition : « Le monstre est un être vivant ou organisé dont la conformation diffère notablement de celle des individus de son espèce », comment l’homme a créé de toutes pièces un être étrange, à la fois effrayant et divertissant, l’a inventorié et accueilli, jusqu’à ce « point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée » dont parle Artaud, et qui aujourd’hui pousse des semblables à convertir leur différence, de défis chirurgicaux en identités paradoxales.

Généalogie des monstres

« Aujourd’hui maman m’a détaché un peu de la chaîne et j’ai pu aller voir dans la petite fenêtre. C’est comme ça que j’ai vu la terre boire l’eau de là-haut. »

L’histoire des monstres est aussi l’histoire d’un regard, sur une apparition qui met en question les outils de la connaissance, et l’humanité jusque dans son identité. Dans l’antiquité, le monstre marque un avertissement des dieux, il est instrument de la divination ; au Moyen-âge, l’irrégularité monstrueuse est due à des causes surnaturelles. De fait, c’est le fruit de la faute, et le monstre est une signature du péché ; à l’âge classique, c’est l’une des figures majeures de l’anomalie ; enfin, au 19ème siècle, il devient un sujet de médecine légale et s’humanise. Cette histoire pourrait se résumer ainsi : à la sacralisation du corps monstrueux se substitue une sécularisation de l’apparition monstrueuse. De Geoffroy Saint-Hilaire jusqu’au pionnier de la tératologie expérimentale Etienne Wolff, xiphopages, tératopages, xiphodymes, diphalliques, hétéradelphes etc… ont nourri les fièvres encyclopédiques et classificatoires, pour finir avec cette ultime variation du monstre contemporain, refoulé dans les fictions du trauma, en une inépuisable série B.

Ernest Martin nous raconte l’histoire bien particulière d’un « désenchantement de l’étrange » dans Histoire des monstres. Ce livre n’est pas seulement une histoire de la tératologie,  il rassemble une  multitude de données qui inscrivent les monstruosités humaines dans leur histoire juridique, leur horizon théologique, la chronique de leurs exhibitions : cultes antiques, démonologie, conceptions du moyen-âge et de la science moderne. Le monstre en effet échappe à l’univers du sacré pour tomber sous la juridiction de la science, jusqu’à cette affirmation brutale : « Ils sont humains, horriblement humains ». Le site Les monstres : de la Renaissance à l’âge classique montre l’évolution de la perception du monstre et du sens de ce mot.« Les monstres ne sont que progressivement devenus l’objet d’étude des médecins et chirurgiens. Leur étude s’est peu à peu nourrie de la diffusion des progrès réalisés en anatomie par André Vésale et en embryologie par Fabrice d’Acquapendente puis par William Harvey. Elle n’a pas non plus été indépendante d’une nouvelle conception de la nature.Au dix-septième siècle, moment de l’émergence d’un discours médical, le terme “monstre” a subi des variations sémantiques, des métamorphoses, mot qui s’impose en raison des références à Ovide dans les traités sur les monstres et aussi parce que les images évoluent d’un livre à l’autre et témoignent de modifications majeures dans les formes des corps humains et animaux. Quant au discours sur les monstres et leurs causes, il a subi des changements de perspective qu’il est possible de rapprocher des anamorphoses, qui ont tant passionné à l’époque. »

Les trois volumes de l’Histoire du corps soulignent une sécularisation de l’apparence monstrueuse qui passe du religieux au scientifique. Ils évoquent la construction sociale de la figure du monstre et la littérature populaire, interrogeant les ambiguïtés des représentations au cours des siècles.
Histoire du corps. T. 1, partie 8 Le corps inhumain, Jean-Jacques COURTINE
Histoire du corps, T. 2, 3ème partie, 1 : Nouvelle perception du corps infirme, Henri-Jacques STICKER
Histoire du corps, T. 3, 3ème partie, 1 : Le corps anormal. Histoire et anthropologie culturelles de la difformité, Jean-Jacques COURTINE

« Aujourd’hui quand là-haut n’a plus été jaune j’ai mangé mon plat et j’ai aussi mangé des cafards. J’ai entendu des rires dans là-haut. J’aime savoir pourquoi il y a des rires. »

Figures de l’exhibition

« Maman était dans là-haut. J’ai entendu des petits rires très forts. J’ai regardé dans la fenêtre. J’ai vu beaucoup de gens tout petits comme la maman petite avec aussi des papas petits. »

Mettant en échec notre subjectivité et nos capacités d’identification, le monstre provoquait l’hilarité et, de spectacles en jeux du cirque, il était ce corps négatif par lequel notre intimité se révélait, mémoire d’espèce, rassurée, réaffirmée. Le bruit des rires ne visait qu’à dissimuler le trouble des regards.Afficher l'image d'origine

Ambroise Paré, premier chirurgien du roi, désira au XVIe siècle tracer une cartographie des êtres, des plus humbles aux plus difformes, les considérant égaux comme œuvre de Dieu. Le monstrueux y est plus naturel que le naturel lui-même, témoin qu’il est du dynamisme de la nature. Son ouvrage Des monstres & prodiges peut se voir comme un « cabinet des curiosités » sous forme d’un livre d’images recensant les prodiges de la nature.
Martin Monestier dans Les monstres : histoire encyclopédique des phénomènes humains, des origines à nos jours propose lui aussi une galerie d'”hommes différents” mais en s’intéressant aux destins insolites, heureux ou tragiques dans un rassemblement minutieux de documents mal connus ou inédits de toutes les époques, de toutes les civilisations et de tous les coins du monde.
Dans le classique L’homme qui rit, Victor Hugo restitue un univers inquiétant et cruel dans lequel trafiquants et marchands prolifèrent de foire en exhibitions, divertissant les curieux à l’aide de créatures, qui en ce temps là faisaient rire. En rapprochant le bouffon du Moyen-âge de la curiosité du XIXe siècle, il introduit le thème de la monstruosité morale, dont la monstruosité physique n’est que le miroir.
Autre classique, encore plus bouleversant si c’est possible,Freaks, de Ted BROWNING, porte les ambiguïtés d’un moment de transition culturelle : sans la mise à distance des difformités corporelles du film de genre, Ted Browning projette le spectateur dans un monde très réaliste, où les monstres sont humains par leur souffrance, mais aussi par leur cruauté. Le film sera un échec et le cinéma s’orientera dans une « standardisation » du monstre, instrument de gestion émotionnelle des masses.

 

Le monstre à venir

Aujourd’hui, embryogénie et tératogénie ont rendu au monstre sa familiarité. L’anomalie est devenue une irrégularité qu’il faut corriger, dans un souci de normalisation, puis de perfection. Ces réparations / altérations (génétiques, esthétiques, prothétiques …) ont projeté la monstruosité dans le monde de l’artifice, qu’il soit artistique ou scientifique. Si bien qu’on finit par ne plus savoir si ces corrections ne créent pas elles-mêmes du monstrueux, ravivant le mythe de Frankenstein, Prométhée moderne.

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Monstres contemporains : médecine, société et psychanalyse, sous la direction de Céline Masson et Catherine Desprats-Péquignot interroge le thème du monstre au XXIe siècle, à l’articulation de la création artistique et littéraire, des nouvelles formes de médecine et de la psychanalyse.

« Le monstre, image burlesque ou tas de chair informe, nous met sur la voie de notre gouffre quotidien qui n’est qu’impuissance à être enfin nous-mêmes, à faire coïncider notre image et notre réalité. » Les textes de La vie et la mort des monstres, sous la direction de Jean-Claude Beaune, interrogent l’actualité de la monstruosité dans des domaines variés.

La monstruosité n’est pas seulement dans la nature, et pas seulement apparente, elle est aussi nichée dans l’homme et la question “où est le monstre ?” s’impose tout autant que la question “qui est le monstre ?”, comme s’emploie à le montrer l’ensemble de textes de Le canari du nazi : essais sur la monstruosité.
La prolifération des zombies sur nos écrans reflète l’ambiguïté de la notion, les morts vivants sont aussi des monstres humains et servent de miroirs déformants aux héros.

« D’abord je ferai mon cri et je ferai des rires. Je courrai après les murs. Après je m’accrocherai la tête en bas par toutes mes jambes et je rirai et je coulerai vert de partout et ils seront très malheureux d’avoir été méchants avec moi. »

Les passages cités sont extraits du « Journal du monstre » de Richard Matheson.

 

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