« No woman no cry », les femmes dans la musique jamaïcaine

- temps de lecture approximatif de 18 minutes 18 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux

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Au printemps dernier, le label parisien Jahslams a eu la bonne idée d’éditer la compilation “Queens of Jamaica”. Cette compilation unique permet de découvrir un pan entier de la musique jamaïcaine que l’histoire officielle a souvent occulté : les chanteuses de reggae. Même si dans les innombrables productions de l’île ces quarante dernières années, les chanteuses n’ont pas été légion, elles méritent bien qu’on s’attarde sur leurs enregistrements tant les pépites sont nombreuses.

Les années 60

A l’orée des années 1960, la musique jamaïcaine va connaître une mutation radicale : de musique traditionnelle et locale (le mento) elle devient musique populaire internationale (le reggae). En deux décennies à peine, les musiciens de l’île vont permettre à la Jamaïque de devenir un point incontournable sur la carte musicale mondiale. Le succès immédiat de certains fera beaucoup d’envieux dans une population pauvre et prête à tout pour réussir. L’industrie du disque jamaïcain va se développer à travers un système très particulier. Des files d’attente interminables se forment devant les studios nouvellement créés, chacun voulant tenter sa chance et pouvoir graver un 45 tours. Il n’y a pas de contrat entre l’artiste et le producteur, il est rémunéré au cachet. Comme l’explique Bruno Blum dans Bob Marley, le reggae et les rastas :

La pratique de l’époque veut que les disques soient lancés dans les soirées (une simple gravure en acétate), et qu’on en fabrique quelques centaines d’exemplaires que des semaines plus tard, en cas de vrai succès, dans le seul espoir d’en exporter un peu.

C’est dans ce contexte qu’en 1964 va être créé le premier tube planétaire jamaïcain.

- Millie Small, née à Clarendon en 1946 a déjà enregistré une dizaine de titres pour le producteur Coxsone Dodd avant de rencontrer à la fin de l’année 1963 le jeune Chris Blackwell. Producteur et propriétaire du label Island, Il lui fera enregistrer une version ska de “My Boy Lollipop” , obscur morceau de rhythm’n’blues américain. Le succès est immédiat et la jeune chanteuse va d’emblée faire une tournée mondiale. Adulée en Angleterre où Chris Blackwell a de fait délocalisé son label Island, elle va profiter de la vague pour réinterpréter des dizaines de tubes rock’n roll ou soul, sans jamais réitérer le succès de “My boy lollipop”.

- Surnommée la « diva rocksteady », Phyllis Dillon née en 1948 à Linstead connaîtra une carrière fulgurante.
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Elle enregistre à 19 ans pour le producteur Duke Reid son premier tube “don’t stay away”. Puis elle enchaînera les titres, souvent des reprises de soul-music américaine, notamment le “Woman in the ghetto” de Marlena Shaw. Fan de Dionne Warwick, elle va s’attacher à imiter son idole et participer à l’âge d’or du rock steady. Elle interrompt brusquement sa carrière en 1971.

- Sœur du fameux chanteur Alton Ellis, Hortense Ellis est considérée comme l’une des plus belles voix féminines de la Jamaïque. Elle restera pourtant dans l’ombre de son frère. Elle signe son premier single en 1961 chez Coxsone Dodd, patron du label Studio One, puis sort plusieurs singles durant les années 1960-70, en solo et surtout en duo avec Alton, Derrick Morgan ou encore Johnny Clarke. Sous la coupe du producteur Bunny Lee, elle signera son premier album solo en 1977 Jamaica’s first lady of songs. Puis viendront un album remarqué en duo avec Derrick Morgan Still in love (1979) avec le tube “I’m still in love with you” et l’album solo Reflections (1979) avec le tube “Unexpected Places”. L’anthologie posthume Last Stand sortie en 2001 rend bien compte de la richesse de ses productions.

Les années 70 : toutes derrière Marley

Au début des années 1970, le succès grandissant de Bob Marley va occulter d’autres productions pourtant dignes d’intêret. Si d’innombrables chanteurs n’arrivent pas à la même reconnaissance internationale que Marley, il est encore plus difficile pour les chanteuses de s’imposer.

Les I-Threes est un trio féminin formé en 1974 par Rita Marley, Marcia Griffiths et Judy Mowatt. Elles seront les choristes de tous les albums de Bob Marley à partir de Natty Dread (1974) jusqu’à l’album posthume Confrontation (1983). Après la mort de Bob Marley en 1981, le trio se produit encore.

- Rita Marley, née Alpharita Constantia Anderson en 1946 à Cuba, est surtout connue pour avoir été l’épouse de Bob Marley, figure emblématique du reggae.
rita marley
Elle joue dès 1964 dans le groupe les Soulettes, trio féminin de ska, avant de rencontrer Bob Marley et de l’épouser en 1966. Même si à l’instar d’une Yoko Ono elle reste dans l’esprit des gens “la femme de…”, son album de 1981 Who Feels It Knows It reste un album de reggae roots très respectable. Il contient notamment le titre controversé “One draw” .

Elle est la représentante officielle de la mémoire de Bob Marley. A ce titre elle ouvre le Bob Marley Museum à Kingston à l’endroit où ils vivaient et gère la fondation Bob Marley

En 2004 elle publie sa biographie No Woman No Cry : My Life with Bob Marley dans laquelle elle raconte 15 ans de vie aux côtés de la star du reggae : de leur mariage en 1966 jusqu’à la mort de Bob en 1981.


rita livres


marcia griffiths

- Marcia Griffiths née en 1949 en Jamaïque, entame sa carrière à 14 ans sous la houlette du producteur Coxsone Dodd avant d’obtenir en 1970 un tube international avec une reprise de Nina Simone “Young, gifted and black” en duo avec son compagnon Bob Andy sous le nom de Bob & Marcia. Pendant sa collaboration avec les I-Threes, elle enregistre deux albums solo célèbres : Naturally (1978) et Steppin’ (1979), tous deux produits par Sonia Pottinger, seule productrice de l’île. Après la parenthèse I-Threes, elle enregistre une demi-douzaine d’albums dans les années 1980-90, dans un style “digital reggae” très éloigné de ses productions “roots” qui l’ont rendue célèbre. Elle reviendra deux fois sur le devant de la scène : en 1991, avec un tube “Electric boogie” et en 2005 avec “My life” sur l’album Shining time.

- Judy Mowatt a déjà beaucoup d’expérience dans le milieu musical lorsqu’elle rencontre en 1974 ses futures partenaires. Elle forme le groupe the Gaylettes (déjà un trio féminin) en 1967 sans rencontrer le succès. Puis elle enregistre plusieurs titres sous des pseudonymes différents avant de rejoindre les I-Threes. Après avoir tourner avec Bob Marley, ce dernier lui propose en 1979 de produire son premier album solo. Black woman sera non seulement la première référence du tout jeune label Tuff Gong créé par Bob Marley, mais il sera aussi le premier véritable album d’une chanteuse jamaïcaine.

- Derrière Bob Marley, on retrouve aussi sa mère Cedella Booker-Marley, qui malgré une longue absence mal vécue par le chanteur, sera à ses côtés dans les pires moments. Elle écrira elle aussi deux biographies de son fils (non traduites en français). En 1991 elle sort un album Awake Zion, de très bonne facture avec notamment l’émouvant “Mother don’t cry” écrit en mémoire de son fils. Après un deuxième album l’année suivante, Smilin’ Island of song passé inaperçu, elle est décédé cette année, 8 avril 2008, dans un quasi-anonymat.

Les années 80/90 : L’héritage de Marley et les Reines du dancehall / Ragga

Les années 1980 restent des années sombres pour la musique jamaicaïne, marquées par la mort brutale en 1981 de Bob Marley, le plus grand ambassadeur musical de l’île. L’innovation dub n’ayant pas fait recette, la plupart des artistes jamaïcains vont se contenter de propager la parole de Bob Marley, à l’instar de sa veuve Rita.

- Sister Carol née à Kingston en 1957 a signé huit albums entre 1981 et 2003 dont plusieurs font aujourd’hui référence : Black cinderella (1984) , Mother culture (1991), Call me sister Carol (1994) et Lyrically potent (1996). Adepte du rastafarisme, elle s’attache à délivrer un reggae “roots” à travers des textes défendant la cause des femmes. Elle est véritablement le chaînon manquant entre l’ancienne génération de chanteuses(I-Threes) et la nouvelle (Queen Ifrica, Queen Omega).


Les années 1990 connaissent en Jamaique l’avénement d’un style assez controversé le raggamuffin mélange de vocaux rappés et de reggae. Une forte influence du gangsta rap américain va accentuer une radicalité des textes, souvent machistes (parfois homophobes), où le langage cru (slackness) est de mise. Dans cet environnement très hostile à la gente féminine deux « Dancehall queens » vont pourtant sortir leur épingle du jeu.

- Lady Saw née à St Mary en 1972 prend le parti, dès son premier album (Lover girl 1994), de concurrencer ses rivaux masculins en utilisant les mêmes armes qu’eux : paroles salaces, provocations et déhanchés explicites pendant ses concerts.
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Entre scandales et censure, elle enregistrera deux autres albums avant le très remarqué 99 ways en 1998. Cité par Olivier Cachin comme un des 100 albums essentiels du reggae 99 ways constituera le point culminant de son attitude “bad girl”. L’album Walk out sorti l’année dernière, nous fait découvrir un côté apaisé de celle que l’on surnomme la « First Lady of Dancehall ».

- Patra, de son vrai nom Dorothy Smith est née en 1972 en Jamaique.
patra
Elle obtint le succès dès son premier album “Queen of the Pack” sorti en 1993. Ce premier essai réussi, elle sortira deux autres albums dans la période d’or du ragga (1990-1998), dont le reconnu Scent of attraction en 1995. Elle est capable de raggas très incisifs (“Queen of the pack”, “Romantic call”) comme de productions plus consensuelles (“Worker man” tube en 1994, “Pull up the bumper”)


Cette décennie voit aussi l’avènement de chanteuses plus classiques, tournant le dos à la déferlante ragga.

- Dawn Penn revient en 1994, après trente ans d’absence, avec un tube,
dawn penn
“You don’t love me (no, no, no)”, version remise au goût du jour, d’un tube de la fin des années 1960 que la chanteuse rocksteady avait déjà enregistrée pour Coxsone Dodd. Elle signera d’autres titres pour Duke Reid ou Bunny Lee avant de s’effacer complétement pendant une vingtaine d’années. Son come-back en 1994 avec son album “No, no, no”, puis la parution deux ans plus tard avec Come again, vont faire d’elle une figure marquante de la scène jamaïcaine de la décennie.

- En 1993 Tanya Stephens sort son premier single à 20 ans à peine. Un an plus tard sort son premier album Big Thing a Gwan, suivi des remarqués Too hype (1997) et Gangsta blues (2004). Bien que ses disques soient très marqués par le R’n B américain et les productions Dancehall, sa voix nasillarde si particulière donne à ses productions une rondeur attachante. Sur son sixième album Rebelution sorti en 2006, elle revient à un son plus “roots”. Elle fait une apparition dans le film de Jérôme Laperrousaz, Made in Jamaica documentaire sur la scène jamaïcaine actuelle.

- Carlene Davis a sorti une quinzaine d’albums depuis le début
carlene
des années 1990 dans un style bien à elle : le gospel reggae, un mélange étonnant de rythmes reggae ou ragga sur des paroles vouées à Dieu, avec force chœurs d’église. Redeemed son album de 2000 témoigne assez bien d’un style qu’elle partage avec peu de ses consoeurs.

Les reggae women actuelles

- Kingston Ladies : Ladies’turn. La formation du trio Kingston Ladies constitue une véritable aventure pour
kingston ladies
le producteur français Pierre Marc Simonin, passionné de reggae. Le trio comprend la chanteuse Pam Hall (une dizaine d’albums à son actif), Leba Hibbert (fille du légendaire Frederic “Toots” Hibbert de Toots & the Maytals) et la choriste Keysha Patterson et revendique l’infuence des I-Threes. Outre le fait qu’elles produisent un reggae “new roots” de très bonne qualité, leur album contient une plage multi média très instructive sur l’histoire des femmes en Jamaïque à travers un historique et de multiples portraits.

- Dezarie est une chanteuse venue de l’île de St Croix
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(Iles Vierges). Après un premier album Fya en 2001, elle sort le très encensé Gracious mama Africa deux ans plus tard. Elle étonne par l’originalité de son écriture et la clarté de son timbre.

- Queen Omega connaît un début
queen omega
de carrière fulgurant. Née en 1981 dans une communauté rasta de Trinidad, elle signe son premier album Queen Omega à 19 ans suivi de 3 autres albums enregistrés en l’espace de 4 ans. Son dernier album, le très remarqué Destiny, évolue entre radicalité ragga et musicalité roots.

One shot : un tube et puis s’en vont

Outre Millie Small, l’histoire de la musique jamaïcaine est faite de plein d’étoiles filantes, chanteuses d’un tube qui disparaissent du jour au lendemain. Parmi elles :

- Althea And Donna : Althea Forest et Donna Reid, deux lycéennes de 17 et 18 ans entrent directement à la première place des charts britanniques en février 1978 avec ce tube universel « Uptown town ranking ». Produit par le fameux Joe Gibbs le titre sera l’occasion de sortir un album, mais jamais la magie d’Uptown ne sera rééditée.

- Joya Landis : “When the lights are low”. Un morceau ovni dans la production jamaïcaine, un tube atypique souvent compilé mais dont personne ne connaît vraiment l’origine. Joya serait une chanteuse américaine venue tenter sa chance en Jamaique. Elle signe quelques titres pour Duke Reid et Byron Smith à la fin des années 1960, puis disparaît comme elle est venue. Produit en 1970 ce titre est caractérisé par une voix traînante et envoutante sur des cuivres lancinants comme une rencontre improbable entre Nina Simone et le saxophoniste éthiopien Mulatu Astatqé.

- 15-16-17 : Magic touch (Deb, 1978) Ce trio féminin est formé, après le succès des I-Threes, par trois adolescentes londoniennes (agées de 15, 16 et 17 ans). Leur album sorti à Londres sur le label de Dennis Brown en 1978, n’a été à l’époque tiré qu’à 500 exemplaires. Inédit en CD jusqu’alors, sa réédition récente constitue le seul témoignage de ce monument du style “lover-rock”.


Des nouvelles chanteuses prometteuses :

- Queen Ifrica, de son vrai nom Ventrice Latora Morgan, est la fille du chanteur Derrick Morgan. Elle assume totalement le renouveau du reggae roots et rasta, stigmatisant les musiciens de la génération précédente, très éloignés de leurs racines. Elle participe au renouveau du reggae “conscious” où les paroles sont fortement ancrées dans les probèmes sociaux de ses compatriotes. Son premier album Fyah Muma contient notamment le titre “Daddy” dans lequel elle parle sans concession de la violence paternelle, sujet tabou en Jamaïque.

- Etana vient de sortir son premier album solo, The strong one. Après avoir été choriste du chanteur Richie Spice, elle sort son deuxième single “Roots” qui l’a fait remarquer par le label VP records. Ses influences diverses de Lauren Hill au jazz donne à son album un côté plus pop que la plupart des nouvelles productions jamaïcaines.

A suivre aussi une jeune chanteuse de 24 ans, Blessed Stephens qui fait une apparition remarquée dans le film Made in Jamaica avec le titre “gangsta girl”.

“La dernière jamaïcaine”

Journaliste à Libération, spécialiste de la culture rasta et du reggae, militante, « baroudeuse », Hélène Lee raconte à travers deux ouvrages, devenus cultes, la passionnante histoire de la musique jamaïcaine. Le premier rasta narre la vie de Leonard P. Howell, l’homme qui a introduit le rastafarisme en Jamaïque et fortement influé sur la musique jamaïcaine. Une enquête passionnante à travers l’histoire récente de l’île.
Dans Voir Trench Town et mourir, l’auteure raconte l’histoire du ghetto noir de Kingston, là où Bob Marley a vécu et où une grande partie du reggae a vu le jour.



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Le jeudi 25 septembre La Bibliothèque de la Part Dieu vous propose à 18h30 une conférence d’Hélène Lee sur le message du reggae.

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