Musique & cinéma

Partitions à quatre mains : grands duos du cinéma

- temps de lecture approximatif de 27 minutes 27 min - Modifié le 28/08/2017 par Département Musique

L'histoire du cinéma a été marquée par de belles collaborations entre réalisateur et compositeur. Mais quelle est la place de la musique dans un film ? Doit-elle se faire entendre ou doit-elle passer inaperçue ? Doit-elle être une simple musique fonctionnelle ou peut-elle revendiquer, à part égale avec l’image, son importance dans la construction d’un film ? Comment ces tandems parviennent-ils à faire oeuvre commune ? De la simple œuvre de commande à l’œuvre d’art, il existe toute une palette de “musique de films” que de grands duos réalisateur/compositeur ont illustré.

Carl Davis - Chaplin
Carl Davis - Chaplin

Dès son avènement le cinématographe a été associé à de la musique. Plus encore que la reproduction d’un bruitage ou d’une voix, c’est le son d’un violon qui a été le premier capturé par une caméra et un rouleau de cire (1894). Et lorsque le cinéma est devenu sonore, il l’a fait en chantant avec Le chanteur de jazz (1927).

En l’absence de procédé de synchronisation satisfaisant, la musique d’accompagnement a toujours eu une place importante dans les représentations cinématographiques. A la manière du théâtre et de l’opéra, des musiciens ou un orchestre assuraient l’accompagnement des films dans la salle de cinéma durant la projection.

Ces musiques sont appelées par Michel Chion des musiques de fosse (musique perçue comme émanant d’un lieu et d’une source en dehors du temps et du lieu de l’action montrée à l’écran) et se différencient des musiques d’écran (“musique diégétique”, émanant d’une source existant concrètement dans le monde diégétique du film, dans le présent de la scène.). Plus tard, cette musique de fosse deviendra bande originale ou film score pour les studios hollywoodiens.

• Qu’apporte la musique au film ?

La musique est utilisée pour sa capacité à transmettre l’émotion au spectateur dans la salle, mais aussi pour inspirer les acteurs lors du tournage par le recours à des musiciens de plateaux. Elle souligne une action ou vient en contrepoint de celle-ci, accentue une émotion ou relance le rythme d’une séquence : poursuites, chutes, rôle du « méchant », ambiances… et les compositeurs ont commencé à écrire des morceaux originaux pour les films. Camille Saint-Saens est le premier compositeur en France à être crédité pour une musique de film, celle composée pour L’assassinat du Duc de Guise (1912).

La musique du générique, par sa couleur et son ambiance, traduit l’atmosphère d’un film, avant même les premières images. Parfois des thèmes, des leitmotivs et des motifs musicaux peuvent supplanter les images. Par exemple : le pizzicati de la scène de la douche dans Psycho, le thème à l’harmonica d’Il était une fois dans l’Ouest, le motif angoissant des Dents de la mer, le suspense de La Corde, l’humour  Des Aventures de Rabbi Jacob, les thèmes émouvants de E.T. … ont marqué l’histoire du cinéma par leur puissance d’évocation.

• Quelle musique : musique fonctionnelle ou œuvre à part entière ?

Une musique de film doit-elle se faire entendre ou doit-elle passer inaperçue ? Doit-elle être une simple musique fonctionnelle qui accompagne l’image, une « musique au mètre » au même titre que les autres éléments de la bande son (les bruitages et les dialogues), ou peut-elle aussi dépasser cette simple fonction illustrative et revendiquer, à part égale avec l’image, son importance dans la construction d’un film ? De la simple œuvre de commande à l’œuvre d’art, il existe toute une palette de “musique de films”. La place que va occuper une musique dans un film va dépendre de la place que le réalisateur ou le producteur consent à lui laisser. Le film est une œuvre de collaboration et, à ce titre, elle implique de nombreux intervenants dans le processus créatif. Pour le réalisateur, confier la création musicale à un compositeur peut lui donner le sentiment d’être dépossédé d’une partie de son œuvre. Il peut alors faire le choix de recourir à une musique préexistante.

Par exemple, Stanley Kubrick n’utilisait que des musiques préexistantes, parfois réorchestrées pour garder un contrôle absolu sur ses films. Pour 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968), les titres principaux utilisés sont de Richard Strauss (ouverture de Ainsi parlait Zarathoustra), Johann Strauss fils (Le beau Danube bleu), György Ligeti (extraits de Requiem, Lux Aeterna) et Aram Khatchatourian (adagio du ballet Gayaneh).

Autre exemple d’artiste total, et autre solution adoptée face à ce désir d’emprise sur la création, celui de Charlie Chaplin qui composa lui-même ses musiques et créera sa société de production, Charles Chaplin Productions (rattaché à United Artists) pour conserver le « Final cut » et offrir au film une musique sur mesure.

Lorsque le réalisateur fait le choix d’une musique originale, celle-ci reste subordonnée au film. Le compositeur doit saisir ce que le réalisateur et le producteur attendent de son travail. Il doit anticiper le rôle que sa partition va jouer dans le film.

Vladimir Cosma : « Il existe des écoles différentes. Vous avez l’école américaine où la musique a un rôle beaucoup plus fonctionnel, on cherche une efficacité immédiate alors que dans le cinéma européen, on essaie de faire en sorte que la musique ne soit pas tout simplement ce que Stravinski appelait “musique papier peint”. La musique doit “décorer” une scène, non pas à la manière d’un papier peint, mais plutôt comme un tableau. Un tableau est accroché dans un appartement, mais si demain vous le mettez dans un autre endroit il est toujours beau parce qu’il a par lui-même une valeur. Pour moi, une bonne musique de film a une valeur en soi ; et quand, tout à coup, elle intervient dans le film, elle le sert en le sublimant mais sans être uniquement fonctionnelle. » (p 44) Cinéma et musique, accords parfaits

• Pourquoi travailler avec le même compositeur ?

Tout d’abord, c’est une question de bon sens : “pourquoi changer une équipe qui gagne” si le film est un succès. A Hollywood, ce type de collaboration devient peu à peu la règle dans les années 1950 et 1960, quand se développe la notion d’auteur-réalisateur. C’est à cette période que des grands duos débutent leur collaboration : Alfred Hitchcock/Bernard Herrmann et Blake Edwards/Henry Mancini.

Pour un réalisateur, il peut être important de travailler avec les mêmes collaborateurs et de constituer une équipe avec laquelle il se sent en harmonie, en particulièrement pour les postes qui influent sur la vision du réalisateur (compositeur, chef opérateur, monteur…). Le film est une oeuvre collective où chaque intervenant contribue à faire du film une oeuvre d’art.

• Comment compose-t-on de la musique pour un film ?

Deux modèles de production se distinguent. Le modèle des studios hollywoodiens, où le compositeur est un exécutant subordonné au producteur au même titre que le réalisateur. Généralement, le compositeur entre en scène une fois le montage-image terminé. On lui indique la liste des séquences musicales qu’il doit composer, avec leurs durées exactes, calées à l’image. Le réalisateur peut n’avoir aucun contact avec le compositeur, chacun intervenant de manière distincte sur le film.

Le modèle « européen », où le cinéaste est le véritable maître à bord, depuis l’idée de film jusqu’à sa distribution en salle. Le réalisateur choisi un compositeur qui lit le scénario, ou discute des différentes pistes possibles avec lui. Le compositeur soumet des propositions au moment du montage du film et les choix s’effectuent en commun. Ce modèle offre à la musique une plus grande place. Elle contribue plus largement à donner une âme au film, la réalisation lui apporte l’élément charnel.

En France, jusqu’au milieu des années 50, le compositeur n’est pas considéré comme un auteur, mais comme un collaborateur technique payé au mètre de pellicule. Avec la loi qui crée le droit d’auteur le 11 mars 1957, le scénariste, l’auteur de l’adaptation, le réalisateur et le compositeur sont tous considérés comme des auteurs. Le compositeur dispose d’un droit moral sur l’œuvre. Il est consulté lors des rediffusions et touche des droits d’auteur. Cette loi marque l’émergence d’un nouveau modèle de cinéma où la dimension artistique de l’œuvre à toute sa place : le cinéma de la Nouvelle Vague.

La musique avant le tournage

Vladimir Cosma / Yves Robert : de Alexandre le Bienheureux (1968) à Montparnasse-Pondichéry (1993)

Pinoteau-Robert-Cosma

Né en Roumanie en 1940, Valdimir Cosma est un compositeur, violoniste et chef d’orchestre. Il a composé plus de trois cents partitions pour des films français à succès et des séries T.V : Le Distrait de Pierre Richard (1970), Le Grand Blond avec une chaussure noire d’Yves Robert (1972), Les Aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury (1973), L’Aile ou la Cuisse de Claude Zidi (1973), La Boum de Claude Pinoteau (1980), Le père Noël est une ordure de Jean-Marie Poiré (1982), L’Étudiante de Claude Pinoteau (1988), Le Souper d’Édouard Molinaro (1992), Le Placard de Francis Veber (2001)…
En 1968, c’est avec Yves Robert que Cosma compose sa première musique de film pour Alexandre le Bienheureux, en remplacement de Michel Legrand. Ils vont travailler ensemble sur 12 films, Cosma intervient dès le stade de projet.

« Il arrive que j’intervienne très en amont quand je connais le metteur en scène comme c’était le cas avec Gérard Oury ou Yves Robert qui me parlaient de leur projet avant même l’écriture du scénario. Et parfois, je suis appelé comme un artisan, une fois le film terminé. » Le Monde

La musique de film permet à Cosma d’aborder et d’approfondir différentes tendances musicales : la chanson (pour Nana Mouskouri, Richard Sanderson, Mireille Mathieu, Nicole Croisille, Guy Marchand…), des œuvres d’inspiration folklorique (Gheorghe Zamfir, Stanciu Simion « Syrinx » (flûte de pan), Liam O’Flynn (uilleann pipes), Romane (guitare)), ainsi que de formes classiques (Concerto de Berlin pour violon et orchestre, Concerto pour euphonium et orchestre, Concerto ibérique pour trompette et orchestre, Courts-métrages pour quintette de cuivres…). Et aussi le jazz.

Vladimir Cosma : « J’ai beaucoup fait appel, notamment pour ses films (Yves Robert), à de grands musiciens de jazz (Chet Baker, Toots Thielmans, Philippe Catherine, Stephane Grappelli…). Souvent, si vous leur laissez une certaine liberté, ces musiciens vous apportent leur talent infini. Mais si vous les mettez dans un carcan “avec un effet à douze secondes et demi”, ils perdent leur spontanéité. Ce n’est pas la peine de les solliciter pour faire cela. Je pense au célèbre film, Ascenseur pour l’échafaud (1958). Louis Malle a engagé Miles Davis et lui fait improviser sur des images. Rien n’était prévu, conçu, et Miles a apporté une toute autre dimension. C’est un cas d’espèce, ce n’est pas la règle. Mais entre ce cas d’espèce et une musique parfaitement millimétrée, toutes les possibilités peuvent exister. » (p 43) Cinéma et musique, accords parfaits

Pour la musique du film Le grand blond avec une chaussure noire, Cosma a proposé une musique très différente de celle attendue :

« Pour accompagner l’arrivée de Pierre Richard à l’aéroport, le metteur en scène voulait un pastiche de James Bond. Je n’aime pas les parodies ou les pastiches. Alors je me suis dit qu’un espion n’était pas forcément anglo-saxon, qu’il pouvait venir du froid, de Russie ou de Roumanie par exemple. Je suis certain que personne n’y a pensé en l’écoutant mais moi, c’était ma démarche. La musique est un caméléon. Elle prend la couleur de l’image, plus que le contraire. Si vous mettez un andante d’un concerto de Mozart sur une scène d’amour, cette musique devient une musique romantique, alors que sur un film d’Hitchcock, avec un assassin qui vient tuer le personnage, cette musique très douce et lente devient vicieuse. »
Le Monde

Certain des qualités de composition de Cosma, Yves Robert soutient ses choix esthétiques. Lors de la première projection de travail à l’équipe, Francis Veber, alors scénariste, déteste la musique. « Mais c’est un désastre ! Qu’est-ce-que c’est que cette musique ? On dirait la musique d’un mariage gitan. Qu’est-ce qu’elle vient foutre sur l’arrivée de Pierre Richard à Orly ? On ne regarde plus le film, on entend plus les dialogues, on écoute la musique. Elle bouffe tout ! Elle n’a rien à voir avec le film ! ». (p 48) Cinéma et musique, accords parfaits

Avec la confiance qui s’est établie au cours de leurs collaborations successives, Yves Robert fera le choix de conserver ce thème si original, à la flûte de pan et au cymbalum, qui deviendra la signature du grand blond, le premier grand succès musical de Vladimir Cosma.

pour aller plus loin :

Joe Hisaishi / Hayao Miyazaki : depuis Nausicaa de la vallée du vent (1984)

Hayao Miyazaki et Joe Hisaishi

Joe Hisaishi, pseudonyme de Mamoru Fujisawa, est un compositeur, chef d’orchestre, pianiste et parolier japonais né en 1950 à Nagano. Joe Hisaishi suit une formation musicale au Kunitachi College of Music (1969) et compose dès 1974 des musiques pour des dessins animés. Joe Hisaishi a également beaucoup écrit pour les films de Takeshi Kitano (Ano Natsu, Ichiban Shizukana Umi (A scene at the Sea), Kizzu Ritân (Kids Return), Sonachine (Sonatine, mélodie mortelle), Kikujirô no Natsu (L’été de Kikujiro) ou Dôruzu (Dolls). Il a aussi composé hors de la sphère cinématographique de nombreux albums symphoniques et des compositions pour piano (Études, Piano stories, Shoot the violist, Encore, Vermeer & Escher).

La collaboration de Hayao Miyazaki avec Joe Hisashi débute en 1984 avec Nausicaa de la vallée du vent, adapté du mange éponyme. C’est sa première expérience d’Hisashi pour le cinéma. Il est proposé à Miyazaki par le studio Shochiku pour lui composer un « image album », c’est-à-dire un ensemble de musiques destinées à inspirer son travail graphique. Très admiratif du travail de Hisashi, qui a su tout de suite capter le tempo particulier qui anime l’œuvre, Myazaki lui demande de poursuivre le projet et d’écrire la musique du film. Cette première collaboration marque le début d’une longue série.

Dans une interview accordée au magazine Animeland, pour son hors-série n°3, Joe Hisaishi décrit comment s’organise son travail sur un film :
« C’est toujours le même processus à chaque film. La réalisation dure deux à trois ans et elle est toujours très longue car [Miyazaki] est très pointilleux et très exigeant. Avant de me donner un vrai scénario, il me donne un genre de storyboard assez complet, il me présente les personnages et me parle un peu de l’histoire. Puis, il commence à travailler pendant que moi-même j’avance de mon côté. Il me donne aussi dix mots clés, sur lesquels je fixe mon travail.
Au bout d’un an, nous avons de quoi faire un premier CD : l’Image Album qui sort bien avant la réalisation complète de l’œuvre. Cet Image Album a deux fonctions : il me permet de concrétiser ce à quoi ressemblera la musique plus tard, mais il permet aussi à Miyazaki, qui continue à dessiner, de travailler en musique.
Ce n’est qu’une fois le film terminé, soit encore un an plus tard, que nous retravaillons ensemble. Il choisit l’endroit où l’on va utiliser chaque morceau, ceux que l’on ne va pas utiliser, et c’est là que je fais le véritable soundtrack. » Buta connexion

Le style musical de Hisashi évolue au film des années. Depuis le minimalisme et les expérimentations électroniques de ses débuts, son travail sur les films de Myazaki l’a mené vers des formes plus symphoniques aux mélodies graciles et aux montées de cordes. Avec Princesse Mononoké, Hisasho adopte même un ton lyrique avec l’aria interprétée par Masako Hayashi.

L’universalité des films de Myazaki est aussi présente dans les musiques de Hisaishi, où se combinent les influences folkloriques par l’utilisation d’instruments traditionnels et le classicisme des orchestrations empruntées aux musiques classiques européenne et japonaise. Pendant musical à l’imaginaire merveilleux et poétique du réalisateur, la musique de Hisaishi colle aux images, soulignant la qualité dramatique et émotionnelle de nombreuses séquences, contrairement aux films américains où la musique sert à soutenir l’action et à combler certains silences à l’écran.

pour aller plus loin :

Ennio Morricone / Sergio Leone : de Pour une Poignée de Dollars (1964) à Il était une fois en Amérique (1984)

Ennio Morricone – Sergio Leone

Né le 10 novembre 1928 à Rome, Ennio Morricone, trompettiste de jazz de formation, est aussi compositeur, arrangeur et chef d’orchestre. Dans les années 40, il travaille pour la radio, la télévision et pour le cinéma où il assiste des compositeurs célèbres. En 1961, Luciano Sale lui propose de composer sa première musique de film pour Il federale.
Il va travailler avec de nombreux réalisateurs (Bernardo Bertolucci, Pier Paolo Pasolini, Dario Argento, Marco Bellocchio, Quentin Tarantino…) sur près de 500 musiques de cinéma et de télévision et va illustrer six décennies de cinéma.

C’est son travail avec Sergio Leone qui reste l’un des plus marquants de sa carrière. Amis d’enfance, ils se sont rencontrés sur les bancs de l’école et leur collaboration va durer dix ans. L’apport de la musique d’Ennio Morricone a largement contribué à faire des films de Leone des classiques. De Pour une Poignée de Dollars (1964), son premier western, à Il était une fois en Amérique (1984), son chef-d’œuvre testamentaire, leur méthode de travail reposait sur des échanges très précoces dans la genèse du projet. Leone demandait à Morricone de composer une musique avant le tournage et même avant l’écriture du scénario, pour lui servir d’inspiration pour écrire. Pour Il était une fois dans l’Ouest, la musique est même utilisée sur le plateau de tournage pour que les comédiens trouvent le ton des scènes.

A propos d’Il était une fois dans l’ouest Ennio Morricone dit : « Sergio Leone avait commencé par me raconter le film. J’y ai réfléchi, puis j’ai écrit la musique, que j’ai ensuite fait écouter à Sergio. Comme il a aimé, je l’ai enregistrée avant qu’il donne le premier clap. Je ne sais pas dans quelle mesure ma musique, pour laquelle Sergio avait beaucoup de respect, a influencé l’ensemble mais, d’après ce qu’on m’a dit, Nino Baragli, le monteur, a fait attention à suivre le rythme de mes morceaux. (Interview par Julien Welter, l’Express, 27 octobre 2011)

La musique de Morricone est le support sur lequel vient se construire le film et c’est elle qui dicte son rythme aux séquences lors du montage. Les scènes s’en trouvent étirées pour coller aux envolées lyriques de la musique et ainsi conférer aux films de Leone leur rythme si particulier.

A propos de la place de la musique Morricone dit : « “Mettons ici de la musique, il faut soutenir une chose qui ne fonctionne pas bien.” Elle ne fonctionne pas bien, mais, avec la présence de la musique, elle ne fonctionnera pas mieux. Je crois que la musique doit être mise quand l’action s’arrête, se cristallise ; comme au théâtre musical il y a le récitatif et l’aria, la musique de cinéma fonctionne au moment de l’aria, quand l’action s’arrête et qu’il y a la pensée, l’intériorité du protagoniste, non quand l’action a sa dynamique narrative ». (p 30) Cinéma et musique, accords parfaits

Cette liberté de création offerte par Leone à Morricone lui permet de laisser libre court à son goût pour l’abstraction et l’avant-garde. Morricone et Leone travaillent tous les éléments de la bande son avec le mixeur (bruits, voix, musiques) et mélangent habillement guitares, trompette piccolo, chœurs d’hommes, sifflements, bruits de cloche, coups de fouets, cris guerriers ou encore flûte à bec, alliant le classicisme et les instrumentations expérimentales. Ce traitement si particulier du son nécessita de longues périodes de mixage, bien plus conséquentes que pour un mixage classique, pour équilibrer les bruitages, les dialogues et la musique. « Sergio Leone et Gillo Pontecorvo pouvaient passer 40 jours pour le mixage travaillant à la de sélection des sons, du niveau d’enregistrement des bruits et effets spéciaux. » (p 29) Cinéma et musique, accords parfaits

Il en reste des moments d’anthologie comme le thème lancinant à l’harmonica dans Il était une fois dans l’Ouest (1969), qui révolutionne les codes du genre, loin du modèle des films de western antérieurs.

pour aller plus loin :

La musique après le tournage

A l’époque des grands studios hollywoodiens, c’est à la phase de post-production, après le tournage, que la musique intervient dans le processus de création d’un film. Les emplacements musicaux dans les séquences sont décidés par le producteur, à la différence de l’Europe, où la direction artistique revient au réalisateur.

Dans les années 50, à la grande époque des studios, la musique dépendait d’un département musical, en lien direct avec les producteurs. A cette période, se développe aussi la notion d’auteur, même à Hollywood. Ce statut d’auteur va conférer une certaine liberté de création à des réalisateurs prestigieux et de grands duos de réalisateurs/compositeurs vont permettre à la musique de dépasser le statut d’ornement pour devenir partie intégrante de l’œuvre.

Bernard Herrmann / Alfred Hitchcock : de Mais qui a tué Harry ? (1955) à Pas de printemps pour Marnie (1964)

Alfred Hitchcock – Bernard Herrman

Bernard Herrmann est un compositeur et chef d’orchestre américain, né le 29 juin 1911 à New York et mort le 24 décembre 1975 à Los Angeles. Il suit une formation classique à la DeWitt Clinton High Schoolou où il s’imprègne des œuvres de Maurice Ravel et Debussy. Il rejoint le groupe des jeunes compositeurs formé par Aaron Copland, actif sur la nouvelle scène new-yorkaise. Il poursuit sa formation musicale à l’Université de New York et à la Juilliard School jusqu’en 1932. Herrmann forme le New Chamber Orchestra of New York, un orchestre de trente musiciens qui joue ses compositions.

Bernard Herrman débute sa carrière de compositeur de musique de film par une première collaboration avec un monstre sacré du cinéma, Orson Wells pour Citizen Kane (1941). C’est à cette occasion que le compositeur adopte une méthode de travail qu’il n’abandonnera pas : ne pas considérer l’habillage musical d’un film comme un tout, mais offrir à chaque scène et à chaque plan un environnement auditif précis correspondant aux nécessités de l’intrigue. Il travaillera pour nombre de grands réalisateurs : Joseph L. Mankiewicz Robert Wise, François Truffaut, Brian De Palma, Martin Scorsese…

C’est avec ses compositions pour les films d’Alfred Hitchcock, ils travailleront 8 fois ensemble de 1956 à 1964, que Bernard Herrman passera à la postérité. Le pizzicati de la scène de la douche dans Psycho est un monument à lui seul. Ils débutent leur collaboration par Mais qui a tué Harry ? (1955).

Au cours de sa période hollywoodienne, le statut d’Hitchcock évolue : “J’étais un personnage mineur au sein d’une vaste industrie où régnaient les entrepreneurs qui dirigeaient les studios (…). Les règles connurent un léger assouplissement en ce qui me concerne. On me permit de participer à l’élaboration du scénario. C’était plutôt flatteur, une vraie marque de considération, sauf sur un point précis : les horaires. » (p 35) La musique dans les films d’Alfred Hitchcock de Jean Pierre

Monstre de contrôle sur ses films et ses acteurs, Hitchcock ne laisse que peu d’espace à la créativité de ses collaborateurs, sauf à son compositeur :

« L’une des premières choses que je fais, c’est un script de sonorisation. En d’autres termes, je dicte tous les sons de la bande-son, à part les dialogues et la musique. Les silences sont aussi dans ce script. Le seul domaine sur lequel on n’a pas de contrôle est la musique. Mais c’est inévitable car le musicien soutient qu’il ne peut pas la composer sur le plateau mais plus tard. On est impuissant entre les mains du musicien. La seule façon de s’en sortir est de tout planifier avec soin. »(p 481) Donald Spoto, La face cachée d’un génie : la vraie vie d’Alfred Hitchcock

Bien que le cinéaste explicite peu ses choix musicaux, c’est la structure de la musique qui domine la construction de ses films : « Il est indéniable que ses films obéissent à un découpage mathématique et se déchiffrent comme une partition. Davantage encore, le thème mélodique lui-même devient un moyen de découpage » [p. 190]. Lydie Decobert , La corde musicale d’Alfred Hitchcock.

« Pour moi, il est quasiment obligatoire de réaliser d’abord le film sur le papier, comme un compositeur qui écrit sa musique. Chaque bout de pellicule que vous intégrez à un film doit avoir une fin en soi. Ce sont comme des notes de musique. Elles doivent jouer un rôle. » Lydie Decobert , La corde musicale d’Alfred Hitchcock

En effet, sous la douche de Psycho, c’est le montage saccadé des images qui lacère Janet Leigh. Bernard Herrmann accentue encore l’effet d’horreur de la scène en utilisant des cordes pour prolonger l’effet du montage. « L’impression de parvenir au paroxysme peut être suggérée par la musique » (p. 186) Lydie Decobert , La corde musicale d’Alfred Hitchcock

« Musique et crime ne se dissocient pas dans le cinéma hitchcockien. La musique joue un rôle déterminant dans la narration : elle déclenche le soupçon, trahit un meurtrier, place une héroïne en danger de mort, révèle un repaire de bandits ou attise la furie d’oiseaux ravageurs. Elle se fait métaphore de l’innocence ou incarnation de l’infini. Comment “la corde musicale” d’Alfred Hitchcock se manifeste-t-elle ? La musique mise en scène scande la montée de la tension, dynamise les images, découpe les séquences ; elle inspire des processus de développement. » Lydie Decobert , La corde musicale d’Alfred Hitchcock.

Il fait suffisamment confiance à Herrmann pour pré-construire certaines séquences en fonction de la musique que le compositeur pourra apporter, mais il lui donne aussi des notes méticuleuses expliquant l’atmosphère qu’il désire pour chaque scène. Cependant, la rupture intervient en 1966 avec le film Le rideau déchiré (Torn Curtain). Officiellement, Herrmann et Hitchcock n’étaient pas d’accord sur la nature de la musique. Dans les faits, Herrmann regrette le tournant commercial pris par Hitchcock. Et il semble qu’Hitchcock ne supportait pas la célébrité des musiques d’Herrmann. Comme si c’était la musique qui avait donné sa valeur dramatique et émotionnelle de ses films.

Parlant du cinéaste, Bernard Herrmann déclarait à la fin de sa vie (1975) : “Hitchcock faisait seulement 60% d’un film, je le finissais pour lui.” Royal S. Brown, Interview with Herrmann, (p. 65), cité (p. 192) par Steven C. Smith in A Heart at Fire’s Center : The Life and Music of Bernard Herrmann . L’Ecran musical

A ce moment de sa carrière, Hitchcock dépendait de la musique d’Herrmann et filmait une scène en sachant le complément que la musique apporterait à ses films pour en faire des chefs d’œuvre. L’apport des compositions d’Herrmann aux films d’Hitchcock est indéniable en leur conférant une profondeur, en jouant sur les sentiments du spectateur comme cela n’avait jamais été le cas auparavant.

pour aller plus loin :

John Williams / Steven Spielberg : depuis Sugarland Express (1974)

John williams – Steven Spielberg

Autres figure majeur de la musique de cinéma, John Williams est un compositeur, pianiste et chef d’orchestre américain né en 1932 à New York. Fils d’un percussionniste, il débute le piano dès l’âge 7 ans, et poursuit par la trompette et le tuba pour former un groupe de jazz à l’adolescence. Il suit des études à l’UCLA et au Los Angeles City College, où le compositeur de musiques de films Robert van Eps de la MGM le forme à l’orchestration.

Sa première composition pour un film date de 1958, lorsqu’il signe la partition de Daddy-O de Lou Place. En 1966, il travaille sur le film de William Wyler Comment voler un million de dollars. Parallèlement, John Williams compose des partitions classiques sous l’impulsion d’André Prévin et de Bernard Hermann. Dans les années 70, son style empreint de romantisme spectaculaire et wagnérien convient à la mode des films catastrophes. Il signe successivement les musiques de L’Aventure du Poséidon (Ronald Neame, 1972), Tremblement de terre (Mark Robson, 1974) et La Tour infernale (John Guillermin, 1974).

Ebloui par le travail de composition de John Williams, Steven Spielberg fait appel à lui en 1974 pour leur première collaboration sur Sugarland Express, son premier film de cinéma. Sur les 40 années de leur collaboration, Steven Spielberg et John William totalisent 11 films parmi les 100 plus grands succès du cinéma.

 « Artistiquement, ce que j’ai fait pour lui est parfois très hétéroclite. Steven adore le romantisme musical des vieux films beaucoup plus que moi. A travers les films de Steven, j’ai pu en explorer toutes les facettes. J’ai aimé trouver ce qui correspondait aux images de Steven, et je crois que nous avons découvert des choses, ensemble. La musique des Dents de la mer, par exemple: ni l’un ni l’autre, nous n’aurions pu imaginer ce qu’elle a apporté au film ni l’impact qu’elle a eu en général. » L’Express

Travaillant sur le modèle hollywoodien, Williams intervient à la phase de post-production.

« En général, je ne lis pas le scénario, car il me donnerait une idée préconçue du travail à faire. Je discute avec le réalisateur du style, et du placement de la musique dans son film. Ensuite, je me retire, et je passe plusieurs semaines en solitaire à chercher la voie juste ou à espérer la trouver. Parfois, je me dis que je n’écris pas aussi bien qu’il y a trente ans. Mais, depuis, j’ai aussi écouté davantage de musique, j’en ai dirigé, j’ai collaboré avec plus de musiciens et de chanteurs. Alors il est possible qu’un équilibre se crée! » L’Express

Sur cette période, il compose également pour un grand nombre de succès cinématographiques, contribuant à populariser l’usage de l’orchestre symphonique au cinéma. Ses compositions grandioses lui ont valu d’être qualifié de Richard Wagner de la musique de film : La Guerre des étoiles (George Lucas, 1977), Superman (Richard Donner, 1978), dont les accents épiques accompagnent à merveille les envolées de l’homme d’acier en collant bleu, Furie (Brian De Palma, 1978), Dracula (John Badam, 1979) pour lequel il compose une musique aux thèmes romantiques et épiques, ou encore les trois premiers films de la saga Harry Potter (2001-2004). Il a également composé la musique de quatre Jeux olympiques, la cérémonie d’investiture du président Barack Obama et de nombreuses séries télévisées.

John Williams n’hésite pas à s’inspirer de grands compositeurs tels Mendelssohn, Tchaïkovsky ou Richard Wagner. Son utilisation d’un leitmotiv pour identifier des personnages (Dark Wador dans Star Wars), ou des actions (Les aventuriers de l’arche perdue) sont la signature de son travail. Sa musique qui interagit avec les images, son orchestration et le traitement de ses thèmes font de lui un compositeur de premier plan.

pour aller plus loin :

Carter Burwell / Joel et Ethan Coen : depuis Blood simple (1984)

Carter Burwell – Joel et Ethan Coen

Carter Burwell est un compositeur et réalisateur américain né le 18 novembre 1955 à New York. Sur près de 30 ans de carrière, il a travaillé avec des réalisateur prestigieux tels que Spike Jonze, Sidney Lumet et surtout Joel et Ethan Coen. Leur collaboration a débuté dès le premier film des frères Coen, Blood simple (1984).Avant leur rencontre, Carter Burwell jouait et composait pour plusieurs groupes punk New Yorkais. Skip Lievsay, alors monteur des frères Coen et musicien dans un groupe commun, les met en relation. Les frères Coen lui propose de composer la musique Blood simple.

« Je suis allé en salle de montage et j’ai vu les rushes. Ils n’avaient pas vraiment d’exemples de mon travail, car je n’avais encore jamais écrit de musique pour un film. Je suis rentré chez moi, et après quelques jours, j’ai trouvé différents thèmes, certains au piano et d’autres plus fondés sur des samples et des musiques nappantes. J’ai fait écouter ces morceaux aux frères Coen. Certains étaient plus appropriés pour le film noir, et d’autres moins. Ils ont préféré les morceaux les plus inattendus. Je n’ai plus entendu parler d’eux pendant des mois et finalement ils m’ont appelé et m’ont redemandé si je voulais écrire de la musique pour leur film. Il restait en fait à ce moment-là très peu de temps pour terminer Blood simple et j’ai donc utilisé les thèmes que j’avais écrits pour eux au départ quand j’avais vu des extraits du film. » (p68) Cinéma et musique, accords parfaits

https://www.youtube.com/watch?v=y7ExPByfFV4

Cheminant ensemble dans la construction d’un parcours professionnel commun, ils vont travailler conjointement sur l’ensemble des films des frères Coen, soit 16 films. (sauf : Inside Llewyn Davis (2012), Paris, je t’aime – sketch “Tuileries” (2006).

« Ce n’est qu’au bout du troisième ou quatrième film que j’ai dû apprendre la musique d’orchestre. Je l’ai d’abord apprise en lisant des partitions, puis je me suis dit que je devais apprendre à diriger un orchestre. J’ai donc pris des cours d’orchestration à Julliard. J’ai également travaillé avec un orchestrateur […] le premier film sur lequel j’ai vraiment fait l’orchestration fut Fargo » (p 73) Cinéma et musique, accords parfaits

Ce qui caractérise ce parcours, c’est la diversité de la cinématographie des frères Coen. Abordant différents genres (comédie, thriller, film noir), les musiques qui les accompagnent sont très différents d’un film à l’autre, à la différence d’un couple Hitchckok / Herrmann qui excelle dans un seul genre cinématographique et musical.

Que ce soit avec les frères Coen ou d’autres réalisateurs, Carter Burwell s’est frotté à presque tous les genres cinématographiques, à l’exception de la science-fiction. Cette longue collaboration avec les frères Coen et la confiance qui l’accompagne lui offrent une grande liberté de composition. Leur méthode de travail va aussi varier d’un film à l’autre.

« Ce premier travail en commun s’est un peu fait au fil de l’eau sur des hasards. Pour le second film, Arizona Junior (1987) ils ont procédé de manière plus classique en liant des thèmes musicaux avec les personnages. » Impliqué avant le tournage, Burwell a commencé son travail à partir du scénario et s’est rendu sur le plateau durant la réalisation. “Les frères Coen me parlent plutôt en terme d’émotions. » (p71). Cinéma et musique, accords parfaits

« Les personnages n’ont pas le vocabulaire pour décrire leurs sentiments, c’est à la musique que ce travail incombe ». Rolling Stone
C’est ce travail autour de l’expression des sentiments et de leur ambiguïté qui est central dans les compositions de Burwell et qui fonctionne si bien avec les films des frères Coen.

« Cet écart entre le film froid, brutal, très distancié et cette musique qui en est l’opposé, chaleureuse, qui s’intéresse aux personnages, est devenu au fil des années notre façon de travailler avec les frères Coen. Nous n’en parlons plus, cela fait partie de l’équilibre qui existe dans notre relation. » (p69) Cinéma et musique, accords parfaits

Cette longue collaboration n’a pas empêché Carter Burwell de travailler de manière récurrente avec d’autres réalisateurs. Pour son travail sur des productions hollywoodiennes, sa liberté de création demande parfois à être plus âprement défendu face au producteur (Dieu). Commanditaire du film, le producteur peut choisir un autre compositeur s’il n’est pas satisfait. Carter Burwell cite en exemple sa relation avec les producteurs de Twilight (Catherine Hardwick) qui souhaitaient modifier la mélodie d’un morceau jugé trop dissonant pour les oreilles d’un public adolescent. Burwell devra ruser pour faire accepter sa composition en proposant des variantes et c’est finalement la première version qui sera conservée.

« Catherine a adoré cette musique et c’est finalement devenu le thème d’amour pour le film. Quand on lui a fait écouter cette musique, Dieu (le patron du studio) a dit : Je n’aime pas la première note. Est-ce une dissonance ? » (p 86) Cinéma et musique, accords parfaits.

Peu de compositeurs ont à ce point balayé tous les champs du cinéma, depuis des productions à gros budget jusqu’aux films d’auteurs, en apportant une contribution juste à chaque films.

pour aller plus loin :

Il existe de nombreux cinéastes qui ont trouvé un alter égo pour composer la musique de leurs films : Jacques Audiard / Alexandre Desplat, Jacques Demy / Michel Legrand, Pedro Almodóvar / Alberto Iglesias, Tim Burton / Danny Elfman, Nino Rota / Federico Fellini et bien d’autres. Tous à leur manière, ils ont trouvé un mode créatif où chacun apporte sa part à l’œuvre. Le compositeur n’est jamais si créatif que lorsqu’il est libre. C’est cette liberté qui rend fécond le mariage entre le cinéma et la musique. Ces duos témoignent d’une conscience aiguë que la musique mérite de s’intégrer profondément à la mise en scène pour magnifier les images et l’émotion. C’est ce juste équilibre qu’il importe de trouver.

pour aller plus loin :

Partager cet article