MUSIQUE CONTEMPORAINE

Musique contemporaine.. Résistances à la beauté.

- temps de lecture approximatif de 31 minutes 31 min - Modifié le 10/02/2024 par GLITCH

Comment composer de la musique après 1945, au sortir de la guerre ? Comment le pays de Bach et Beethoven a-t-il engendré cette nuit de l'esprit que fut le nazisme ? Après le désastre, la musique doit-elle se taire ? Retour sur les chemins de rupture tracés par la musique contemporaine.

Hitler et Winifred Wagner
Hitler et Winifred Wagner

“A la rencontre de la musique, l’oreille ne peut se fermer. La musique étant un pouvoir s’associe de fait à tout pouvoir. Elle est d’essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants telle est la structure que son exécution aussitôt met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique. (…) Cadence et mesure. La marche est cadencée, les coups de matraque sont cadencés, les saluts sont cadencés. Comment entendre la musique, n’importe quelle musique, sans lui obéir ?”

Pascal Quignard : La haine de la musique


Exorciser l’Histoire 

Europe, 1945. Aux yeux des jeunes artistes grandis dans la guerre, la musique classique allemande sent le soufre. Paravent de l’horreur dans certains camps de concentration (comme à Terezin), divertissement des bourreaux et bande-son officielle, elle traîne un odieux parfum de corruption.
La tradition romantique -Wagner, Bruckner et Beethoven en tête- fut enrégimentée sans vergogne par le pouvoir nazi pour sonoriser ses parades, habiller sa passion de la grandeur et célébrer l'”âme allemande”.

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Hitler et la fille de Richard Wagner à Bayreuth

Compromise, coupable, la musique ne peut plus être reprise là où la guerre l’a laissée. Continuer à écrire de la musique, faire une “musique contemporaine” implique la rupture avec une tradition qui a subi, toléré ou bercé une esthétique du meurtre. Les ressources seront en grande partie puisées dans les principes nouveaux qu’avaient posés les précurseurs de l’Ecole de Vienne du début du XXè. Alban Berg, Arnold Schönberg, Anton Webern y avaient inauguré une modernité radicale, avant d’être excommuniés par les oreilles fascistes.

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Schonberg, Berg, Webern

Dans l’Allemagne nazie, le “ministre du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande”, Josef Goebbels, qualifiait la musique de Schönberg de “produit de l’esprit juif“. Il l’opposait à “la pureté du génie allemand Beethoven“. Quant aux musiciens “modernes” -dont beaucoup étaient juifs- ils furent exilés, censurés ou déportés. Et leur musique englobée sous l’étiquette de « musique dégénérée » (Entartete Musik)

Schreker et Toch : “Deux juifs prolifiques” Panneau de l’exposition “Entartete Musik”, Düsseldorf, 1938

Laura Laufer, dans son article Musique tuée, musique tue résume ainsi le partage du monde musical établi par le régime hitlérien :

“à l’universalisme de la culture progressiste, les nazis ont opposé une culture de race, une culture populiste. Inspirés par l’ultra-conservatisme, ils ont défendu l’archaïsme et la tradition contre l’évolution, l’académisme contre l’expressionnisme, la figuration contre l’abstraction, l’ordre contre la provocation dadaïste, la musique tonale contre le dodécaphonisme. Voyant l’incarnation du métissage dans le jazz, ils le dénoncèrent comme décadent, lascif, immoral, premier dans ce qu’ils nommèrent “musique dégénérée“.

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“Interdiction de danser le swing” Panneau apposé devant une piste de danse, Leipzig, 1938

Quant à la France, le compositeur Hugues Dufourt en donne un tableau implacable dans Musique, pouvoir, écriture.

“Avoir quinze ans en France en 1940, c’est vivre dans un pays qui compte 40 millions de pétainistes. Un tel pays a la culture qu’il mérite. Une culture qui propose ses choix en forme d’impasse comme l’expression de la distinction et du raffinement de l’esprit”

Alors chez de nombreux musiciens d’après-guerre, un souffle radical s’empare des évolutions amorcées au début du siècle et entreprend une table rase des canons esthétiques du passé.

Plus que refondée la musique doit être violentée, déracinée de ce sol bourgeois. Il faut extirper cette tradition, pleine de mystique romantique, d’effusion sentimentale, et de culte du Beau. Le pathos romantique -et musical en général- fait en effet l’objet d’une longue tradition critique qui lui attribue des propriétés narcotiques ou hystériques, propres à l’obscurcissement de la raison et au culte de la démesure..
(Lire à ce sujet l’article paru dans la revue Germanica : Les dangers de la musique romantique allemande.)

C’est un des éléments du contexte dans lequel émerge la musique « contemporaine », dont un des ferments sera la célèbre Ecole de Darmstadt. C’est là, dans cet incubateur de l’héritage viennois, que se croiseront Boulez, Nono, Berio, Stockhausen….

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Nono, Boulez, Stockhausen

Bien sûr, la musique classique après 1945 n’est pas un bloc homogène. Mais au-delà des écoles qui fleurissent, on peut deviner le souci de réinventer, de poursuivre la musique sur des bases nouvelles. Le besoin de se débarrasser d’un ancrage historique suspect ou honni, impossible à reprendre.

On fait donc l’hypothèse qu’un sentiment d’impossibilité, un refus de composer comme avant ont orienté le travail de nombreux musiciens.
Une déconstruction systématique et radicale des canons traditionnels de la musique classique succède à la modernité entamée au début du XXè siècle.
Ainsi peut s’esquisser un survol sélectif des caractères de la musique savante d’après-guerre. De ce creuset agité, révolté naît cette musique qu’on dira “contemporaine.” Tentative ambitieuse, vitale ou désespérée de renouveler les formes et les sons, les présupposés et les buts de la musique.

Le critique Alex Ross résume dans son indispensable The rest is noise

“Le siècle s’était ouvert sur la mystique de la révolution, les harmonies tortueuses de Schönberg et les rythmes telluriques de Stravinsky. (…) Durant la la décennie suivante, c’est toute la grande tradition romantique qui s’était trouvée annexée par les totalitarismes. Rien de tout cela ne peut se comparer à ce qui advint quand la seconde guerre mondiale à peine finissante se déversa dans la guerre froide. Le monde musical implosa en une multitudes de révolutions, de contre-révolutions, de théories, de polémiques, d’alliances et de scissions. Chaque année ou presque on réinventait le langage de la musique.”

Adorno, penseur de la musique contemporaine 

Beaucoup des préoccupations des compositeurs de cette génération croisent les travaux d’une grande figure intellectuelle de l’après-guerre, le philosophe et musicien Theodor W. Adorno. Marxiste critique, fondateur de l’Ecole de Francfort, Adorno s’attache notamment à déchiffrer le devenir monstrueux de l’esprit des Lumières, de la raison devenue support de la barbarie.


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Theodor Adorno

Auteur, dans son ouvrage Prismes (1955) de la formule « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare », il précisera plus tard :

Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture. Que cela ait pu arriver au sein même de toute cette tradition de philosophie, d’art et de sciences éclairées ne veut pas seulement dire que la tradition, l’esprit, ne fut pas capable de toucher les hommes et de les transformer. (…) Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordure. (Dialectique négative, 1966)

- Adorno est également un fervent défenseur de la modernité musicale incarnée par les compositeurs de la « Seconde école de Vienne. » Ce sont eux qui au début du XXè siècle ont affranchi la musique de l’harmonie et de la tonalité classiques. Il tente de fixer des cadres théoriques pour penser la « nouvelle musique. » Ainsi dans Quasi una fantasia (1963) :

“La musique bourgeoise avait, jusque dans ses productions les plus hautes, quelque chose d’ornemental. Elle se rendait agréable aux hommes non seulement de manière immédiate mais aussi, objectivement, par son affirmation des idées humanistes. Cet humanisme a été répudié parce qu’il dégénérait en idéologie (…) parce qu’il ne faisait plus que mentir, justifiant en fait ce qui était mauvais. (…). Mais le nouveau langage musical (qui se constitue comme une négation de l’ancien) ne peut toutefois se ramener à la formule banale selon laquelle on aurait cherché quelque chose de “nouveau” , de “différent”. (…). Nouvelle musique signifie bien plutôt, critique de la musique traditionnelle ! Ses ennemis s’en rendent parfaitement compte quand ils crient à la décomposition et, tout musicien identifié à elle, devrait assumer cette dimension critique.”

- Adorno ne sera donc pas le prophète d’une musique abstraite ou désincarnée. Il refuse que la musique soit travaillée uniquement par la question des structures ou le culte de la nouveauté. Il sera même extrêmement critique à l’encontre des penchants formalistes ou esthétisants des musiques de son temps.
A l’encontre d’un Stravinsky qui ne reconnaît à la musique aucun pouvoir d’évocation, aucune capacité à dire autre chose qu’elle-même, il affirme la responsabilité sociale et historique de l’artiste.
Dès 1938 Adorno ressentait comme l’état du monde rendait obscure et effrayante la musique aux prises avec l’Histoire. Il écrit dans Le caractère fétiche de la musique et la régression de l’écoute  :

“…la terreur qu’inspirent aujourd’hui comme hier la musique de Webern et Schoenberg ne vient pas du fait qu’ils sont incompréhensibles, mais plutôt de ce qu’on ne les comprend que trop bien. Leur musique donne forme à une angoisse, à un effroi et en même temps à une compréhension de notre situation catastrophique.”

Anton Webern : 5 pièces pour orchestre op.10

Arnold Schönberg : 5 pièces pour orchestre op.16

En écho à la pensée musicale d’Adorno, Thomas Mann écrit le roman Docteur Faustus. Il y dépeint la vie d’un musicien voué au diable dans l’Allemagne pré-nazie. L’oeuvre plaide pour un art qui ne soit ni servile, ni coupé du monde, ni populiste ni hermétique. Ou “comment la construction peut-elle devenir expression sans s’abandonner douloureusement à la subjectivité plaintive ?”

Refus du romantisme, adieu à la tonalité 

- Une grande partie des musiques contemporaines semble vouloir évacuer l’homme et l’Histoire, tout du moins en prendre le deuil.

La plupart des compositions et styles majeurs d’après 1945 congédient sans retour la subjectivité romantique. Comme si la musique devait se purger du sujet créateur, de son ambition à poétiser le monde -à être le monde ! C’est le coeur du programme romantique qui est alors arraché.

Les épanchements lyriques, la dimension élégiaque et nostalgique, les idiomatismes de la musique romantique… Tout ce qui peut prêter aux débordements de la sensibilité individuelle et collective semble disparaître du champ musical.

(Sur la caractérisation de la musique romantique, on lira avec profit l’essai d’Emmanuel Reibel Comment la musique est devenue “romantique”. Et sur l’invention de la sentimentalité romantique, ce dossier de la Philharmonie de Paris.)

- En faisant procéder la musique d’un formalisme absolu, par des procédures contraignantes, le libre-arbitre du musicien semble réduit à la part la plus congrue.

Dès le début du siècle Schönberg avait proposé avec le dodécaphonisme, un système de composition basé sur la série des 12 (dodéca) sons de la gamme chromatique. A rebours de la musique tonale, dans laquelle un ton -par exemple « si bémol », sert de pôle d’attraction pour les autres et donne sa couleur à la phrase musicale ou à la pièce entière- , le dodécaphonisme promeut l’égalité stricte entre les tons.
Le compositeur expose la série des 12 tons dans un certain ordre (d’où le nom de musique sérielle). Cet ordre est ensuite inversé, renversé, fragmenté, réexposé, transposé.. La règle étant qu’aucun des tons ne réapparaisse tant que les 11 autres n’ont pas été joués.

Arnold Schönberg : Valse op.23 n°5 pour piano (première pièce strictement dodécaphonique)

Cette technique, parfois comparée à un « communisme musical », assure qu’aucun des 12 tons ne prévaut sur les autres. Il n’existe plus de hiérarchie des tons de la gamme. C’est pourquoi on parle aussi de musique atonale.
L’article d’Esteban Buch Figures politiques de la technique sérielle traite minutieusement de cette question.

Boulez, Stockhausen et d’autres musiciens sériels de l’après-guerre vont radicaliser et étendre encore le procédé. Tous les paramètres de la musique peuvent être mis en série. Séries de notes, mais aussi de timbres, de rythmes, de durées formalisent et fragmentent toujours plus la partition.

Pierre Boulez : Polyphonie X

Karlheinz Stockhausen : Kreuzspiel

- Le sérialisme -a fortiori ce sérialisme « intégral »- accouche d’une esthétique étrange, désincarnée, anti-musicale en un sens. Plus de thème, de mélodie ou de rythme discernable dans la phrase musicale.

La dimension discursive et dialectique de la musique, qui culminait dans la forme-sonate est pulvérisée. L’exercice classique fait de dialogue, combinaisons et résolution entre 2 thèmes principaux est enterré. La musique sérielle ressemble à pointillisme abstrait, qui ne tend vers nulle part et n’exprime rien, alors que tous ses paramètres obéissent à une logique rigoureuse…
Musique de « tableau noir », dira Cocteau… Musique désincarnée, austère, qui semble juxtaposer des instantanés que rien ne relie. Mais expérience d’écoute fascinante aussi, tant l’oreille est dépistée.

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Schönberg au tableau

Mais tant de contrainte assèche rapidement la plume du musicien. Aussi, variantes et assouplissements viendront très vite donner un peu d’air à la technique sérielle. Cela n’empêchera pas la musique contemporaine de rester majoritairement atonale, c’est à dire abstraite, impossible à mémoriser, à siffloter… Musique étrangement inhumaine aux oreilles profanes, comme si elle répugnait à toute appropriation par le public, tout contact avec le plus grand nombre.

Cette radicalité peut être ramenée à l’évolution « naturelle » de l’histoire de la musique. Depuis Bach jusqu’à Schönberg, la musique n’a cessé d’élargir le champ de la tonalité, jusqu’à le faire éclater. Mais après 1945 on dirait que la « musique contemporaine » refuse, délibérément, toute figuration trop explicite qui pourrait la rendre manipulable, exploitable à d’imprévisibles fins.

Dissoudre l’auteur, éclater l’oeuvre

Les contraintes du sérialisme vont donner lieu notamment à l’introduction de son exact opposé : le hasard.

- Certains musiciens introduisent une « dose » d’indétermination dans leurs compositions. Ils confient alors à l’interprète une latitude d’exécution qui touche à la partition même. Ils rompent ainsi avec la définition classique de l’œuvre comme totalité achevée, comme perfection immuable que célèbre chaque exécution. Ici, l’oeuvre se (re)compose en partie en même temps qu’elle est jouée.

André Boucourechliev : Archipel I

- D’autres s’en remettent ouvertement au hasard. Comme John Cage, qui cherche à dissoudre la frontière entre musical et sonore, à détacher la musique du solfège. Il compose entre autres Music of changes, à partir du « I-Ching » , un livre de divination chinois qu’on consulte en tirant au sort des signes qui sont ensuite combinés.

Dans les Sonates et interludes, l’usage du piano préparé (modifié par des objets placés sur les cordes) produit à l’exécution des sonorités qui ne peuvent être prévues dans la partition..

Par cette démarche qui croise bouddhisme zen et ouverture de la musique au « non-intentionnel », Cage réduit l’égo-créateur à presque rien. Le musicien se contente de mettre en forme un matériau préexistant. Il ne fait qu’indiquer le « déjà-là » de la musique dans notre quotidien. Tout est musique, dit en substance ce découvreur du « ready-made » sonore. Le génie créateur qui trempe sa plume dans l’encre du sublime peut aller se taire…

- Autre exemple, la musique de Franco Donatoni. Elle naît au carrefour de l’esthétique sérielle et de la musique aléatoire de Cage, dont Donatoni déduit des procédés de composition automatiques. Le compositeur élabore progressivement “un style dont le caractère de « mécanique obstinée » témoigne de l’éthique qui la sous-tend. A savoir le rejet de toute présence subjective du compositeur dans sa propre musique.”(Guy Lelong)
Et pourtant, à l’écoute, ces automates sonores brillent souvent d’une inventivité qui respire le jeu et la danse…

Franco Donatoni : Spiri

Dans tous les cas, ce qui « saute » aux oreilles à l’écoute de cette musique qui se pétrifie de contraintes ou n’en reconnaît aucune, c’est l’effacement du sujet. Sérialisme et musique aléatoire sont deux styles que tout semble opposer.. Mais à chaque fois, c’est le mythe romantique de l’ « inspiration », du génie prométhéen (re)créant le monde depuis son Moi qui est piétiné.

Cette musique ne se chante pas,  ne se mémorise pas, elle refuse la notion de développement et de progression. La musique contemporaine semble se soustraire à l’Histoire et refuser le devenir.
Comme si, pour subsister sur les ruines de l’après-guerre, la musique devait prendre sa part de l’échec d’une civilisation du progrès. Comme si elle devait assumer l’impuissance de l’héritage culturel occidental à garantir et ennoblir l’être humain.

Salir le son

D’autres musiques vont s’attacher plus explicitement à défaire la tradition du « beau » son. Un nouvel art de composer, à rebours des canons de virtuosité et de plénitude sonore. Une indifférence à l’aura de sublimité dont se repaissent les oreilles mélomanes. Salir le son, l’ouvrir aux marges, aux franges, au rebut.. Il y a un peu de cela dans cette démarche qui introduit les sons impurs dans la musique.

Pierre Schaeffer : Etude aux objets

- Les nouvelles techniques de manipulation sonore, notamment la bande magnétique, permettent d’ouvrir la « boîte noire » du son instrumental. Ses paramètres peuvent être exposés et détaillés sur table d’écoute. Les pionniers de la musique concrète -Pierre Schaeffer en tête- soumettent le son à un examen chirurgical à partir duquel de nouvelles voies de création vont s’ouvrir.
La science acoustique permet à Schaeffer et son Groupe de Recherches Musicales d’élaborer un Solfège de l’objet sonore (1967).

Ces ingénieurs s’intéressent aux propriétés sonores de tous les objets possibles, naturels ou fabriqués. Ils coupent, copient, collent, filtrent, accélèrent les sons. Armés de bandes magnétiques et de ciseaux, ils composent loin du “faste militaire” et coûteux de l’orchestre, et de l”uniforme de fantassin” des musiciens, selon les mots de Schaeffer.

Ecouter, voir, entendre la Lecon de musique de Pierre Schaeffer sur le site de l’INA

Ainsi les musiciens « concrets » tendent à abolir la frontière entre sonore et musical. Ils sortent la musique des présupposés de la note, de l’instrument et de la culture occidentale. Autant d’axiomes qui excluaient les sons au profit des notes, et opposaient le bruit à la musique. Il s’agit de séculariser la musique, de faire la poésie sonore du monde réel et matériel, non pas l’écho d’une perfection idéale.

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DJ Schaeffer
“Le seul espoir est est l’écroulement de la civilisation (…) Puis, de la barbarie à la renaissance.”

- Son acolyte d’un temps, Pierre Henry exacerbe cette démarche :
« Il faut détruire la musique (…) Si les conventions musicales, l’harmonie, la composition (…) avaient un sens par rapport à l’Absolu, aujourd’hui la Musique ne peut en avoir que par rapport aux cris, aux rires, au sexe, à la mort. »

En un sens, cette perspective actualise la formule de Berlioz « tout corps sonore mis en mouvement par le compositeur est un instrument de musique »… Une porte par exemple !

Pierre Henry : Variations pour une porte et un soupir

Bidules étranges et hétéroclites de pionniers, la musique concrète sonne aujourd’hui vieillotte. Mais elle a inventé le sampling, la boucle et le scratch. Et surtout, en refusant toute hiérarchie entre les matériaux sonores, elle a participé au renouvellement du domaine musical. Par une grammaire inédite des bruits et des sons, elle invente un contre-solfège !

 

Déranger l’écoute

Dans une esthétique très différente, Helmut Lachenmann cherche à remettre l’écoute en jeu, à réveiller un sens endormi par le beau et l’agréable.
Contre la « régression de l’écoute », il veut dépasser la musique comme délassement bourgeois et sédation distinguée.
Il écrit dans Le problème du beau en musique aujourd’hui : « Aujourd’hui, l’appel à la beauté est plus suspect que jamais. (…) C’est l’oreiller, l’hameçon de notre espèce qui n’a jamais été capable de distancer la haine au nom de l’amour (…) tuant au nom de la vie, supprimant au nom de la liberté »

Lui aussi s’intéresse aux marges du son, à ces résidus dissimulés dans le geste instrumental classique. Il veut rendre audible la mécanique incorporée, invisible, mise en œuvre par l’interprète pour produire le son. Mettre à jour la forge obscure, l’atelier invisible où s’usine le beau.
Sa « musique concrète instrumentale » s’attache à montrer le matériau instrumental contre le beau son. « Le son pur a perdu toute préséance esthétique » : l’instrument livrera donc sa nudité. Il écrit : « je veux profaner le son, le démusicaliser en le présentant comme résultat d’actions et de processus mécaniques, afin de jeter les bases d’une compréhension nouvelle ».

Cette démarche produit une musique puissante et inquiétante, un univers sonore inédit. Comme un envers de la musique, dont les 3 quatuors -entre autres- rendent implacablement compte :

Ecouter le quatuor n°2 Gran Torso

De même, les grondements, sifflements et lacérations qu’on entend dans Air (1968) sont-ils selon Lachenmann comme le « reflet de la contestation étudiante. »

Lachenmann fonde son travail sur un “rejet rigoureusement construit des attentes auditives de la société.” Démarche élaborée, largement théorisée, chargée d’intentions politiques radicales, mais quid du plaisir ?

« Dans le miroir déformant de la crétinisation, ma définition provisoire de la beauté comme refus de l’habitude est devenue « refus du plaisir. L’habitude comme équivalent du plaisir : ici se révèle le petit-bourgeois. »

Déflorer le concert

D’autres musiciens choisissent de défaire les habitudes d’écoute passive et le rituel du concert.
A partir des années 1960, le bouillonnement contestataire des sociétés occidentales consacre le « tout est politique.” Structuralisme, marxisme, sociologie critique traquent un peu partout les visages cachés de l’aliénation… Si « la langue est fasciste » (Roland Barthes), que dire de la musique ?

Cette tendance atteint aussi l’institution feutrée du concert classique. Sous l’influence des travaux de Norbert Elias , il est décrit comme un rituel du contrôle de soi. Le concert devient “le lieu même de la neutralisation du social extériorisé et de l’exacerbation du social intériorisé, (…) configuration sociale traversée de part en part par le processus de civilisation. (…) Le silence est l’expression d’une idéalisation du Moi comme dénégation du social“. (David Ledent, L’invention du concert )

- Le point zéro de cette démarche est probablement le fameux 4’33” de John Cage, acte pourtant bien plus dadaïste que politique. Un orchestre et un pianiste exécutent 4 minutes et 33 secondes de… silence. Le dispositif du concert est évidé, la musique attendue fait place à l’environnement sonore de l’auditoire. Voici le silence ambiant arraché à son insignifiance banale et subitement installé au cœur de l’écoute.

- Entre humour, provocation et déconstruction critique, cette démarche inspire de nouveaux musiciens-performers, issus de la galaxie Fluxus. A l’instar de leurs homologues plasticiens, ils inventent des « œuvres » qui veulent ruiner toute conception « séparée » de l’art. L’art c’est la vie, l’art est action, chacun est artiste. Il faut s’affranchir des règles de l’art, de la notion d’œuvre, profaner le temple de l’art et ses fétiches.

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Lamonte Young :Composition 1960#10
“Tracez une ligne droite et jouez-la”

Faire du bruit avec le mobilier de la salle, peindre ou détruire le piano, déchirer une partition, jouer une ligne droite… Les « partitions » Fluxus prennent le plus souvent la forme d’énoncés absurdes et simples, dont chacun peut faire l’expérience car tout est musique, comme tout est art. L’art est banal, évident, omniprésent au quotidien. C’est ce que les énoncés Fluxus tachent de faire apparaître, à rebours de l’Art réservé et codifié des élites.
Découvrez le catalogue des propositions de concert de l’artiste Ben.
A lire sur le sujet : Fluxus et la musique

Et écoutez la House music façon Fluxus, avec Music for one apartment and six drummers :

- Ni Fluxus, ni « socio-artiste », l’argentin Maurizio Kagel est pourtant celui qui a poussé le plus profondément cette réflexion ironique sur ce microcosme qu’est la scène et sur cet événement qu’est la musique. Son répertoire insolite fait de la musique un théâtre. Il y met en scène tout ce que le cérémonial du concert et les habitudes d’écoute taisent sur la musique.

Dans Dressur par exemple, pièce de théâtre musical drôle et virtuose, 3 percussionnistes tentent de s’accorder autour d’un thème musical. Chacun tour à tour essaie d’imposer sa marque, son jeu et son rythme aux autres.

Dans Two man orchestra, deux musiciens harnachés à un fatras de machines à sons invraisemblables et déglinguées sabordent le geste virtuose du musicien au corps bien dressé…

La musique sérieuse, avec son refus finement attristé du divertissement est un bel exemple de dressage permanent et réciproque des compositeurs, organisateurs et interprètes, sans oublier le public lui-même.” (M. Kagel)

Il s’agit finalement de dépasser la séparation traditionnelle entre la musique « pure », l’oeuvre « en soi » et les conditions de son existence. “ Production et perception, institutions, règles et habitudes sont réintégrées dans le cadre de la musique, qui devient musique généralisée… Le geste de l’instrumentiste, les rapports entre le créateur et l’interprète, le comportement du public, l’environnement et le contexte de l’œuvre peuvent devenir les éléments constitutifs d’une œuvre.” (in Le concert : enjeux, fonctions, modalités).

Appeler, témoigner, protester

Le compositeur américain Elliott Carter :

« …il est devenu clair à mes yeux (…) que nous vivions dans monde où la violence physique et intellectuelle serait toujours un problème. La conception de la nature humaine sur laquelle repose l’esthétique néo-classique revenait à cacher sous le tapis tout ce à quoi il nous appartenait au contraire, de nous confronter d’une manière moins biaisée et moins résignée. »

- Cette esthétique du refus se fait plus explicite dans l’œuvre de compositeurs qu’on qualifiera d’«engagés». Une figure emblématique de cette attitude reste probablement le compositeur italien Luigi Nono. Ses œuvres majeures allient un tragique saisissant à une réflexion constante sur la dimension politique et « psychagogique » du matériau musical.
Ecouter par exemple le poignant Canto Sospeso dédié aux morts de la Résistance.

L’utilisation de la bande magnétique permet à Nono d’intégrer dans ses œuvres des éclats sonores de la vie des usines, les sons de manifestations de rue, les voix ou les textes de figures révolutionnaires.. Comme dans La Fabbrica illuminata :

Dans le même temps, elle abolit la frontière entre son instrumental et électronique. L’électro-acoustique instaure un continuum sonore entre l’organe et la machine, créant des textures nouvelles. Comme un tissage de l’hybride qui appelle dans l’esprit du musicien à renouer une totalité, à résoudre un conflit.

Ses recherches sur la spatialisation de la musique, son esthétique qui tend vers une raréfaction du matériau (silences, sons suspendus, se tenant au seuil de l’audible) cherchent à tenir l’écoute entre éveil et alarme. La musique de Nono se tient dans une attente jamais satisfaite, une inquiétude en mouvement. Il s’agit de défaire l’écoute classique univoque, dans laquelle le spectateur regarde la scène, foyer-image unique d’où émane la musique. Retrouver les voies d’une écoute active, in-quiète. Amener l’auditeur à trouver son chemin dans une trame sonore ambigüe, aux sources invisibles, pleine de silences.

No hay caminos, hay que caminar, le titre de cette oeuvre pour orchestre divisé en 7 groupes autour du public dit bien cette “esth-éthique” de la quête, de l’errance incessantes :

Si l’oeuvre de Nono, communiste ardent, se veut directement ancrée dans les luttes politiques de son temps, d’autres musiciens interpellent l’Histoire à leur façon.

- Ainsi Bernd Alois Zimmermann dont “ toutes les œuvres, de façon plus ou moins explicite, prennent position face à la réalité historique et s’attachent à défendre des valeurs fondamentales. (…) Conscience tragique de son temps, Zimmermann a exacerbé le conflit entre l’individualité et la société qui marque l’Europe. Il n’a pu échapper à cette tension de l’individuel et de l’universel qu’il cherchait secrètement à réunifier dans une œuvre totale…” (Philippe Albera, in Zimmermann : Ecrits)

Zimmermann tente dans sa musique de réconcilier l’Histoire avec elle-même. Il veut rompre à sa façon avec la conception linéaire du temps musical qui figurerait le déroulement univoque et inexorable de l’Histoire humaine.
Il en appelle au « temps sphérique » et à une esthétique plurielle, dans laquelle les ressources musicales du passé et du présent seraient liées, exposées simultanément, à la recherche d’une impossible unité.

Polyphonie, polyrythmie, polytonalité, la musique a toujours joué avec la cohabitation de l’hétérogène. Chez Zimmermann cette recherche prend une dimension prométhéenne et désespérée. Un quête qui culmine dans son opéra Die Soldaten et dans le terrible Requiem für ein junger Dichter.

Dans cette œuvre circulent discours politiques, bruits de foule, voix de poètes On y croise la musique des Beatles, des extraits de Wagner ou Beethoven. On y entend un orchestre de jazz, une bande magnétique, un orchestre avec solistes, chœur et orgue. Donner à toutes ces sources sonores et toutes ces manifestations de la voix humaine le caractère d’une langue commune , voilà le projet quasi mystique, babélien de Zimmermann. A l’écoute c’est le sentiment d’une dissonance poignante et terrible, insoluble, qui fait douloureusement écho au suicide du compositeur.

- Iannis Xenakis, résistant anti-nazi, membre du Parti communiste grec élabore une œuvre puissante et originale, notamment à partir d’outils mathématiques. Il procède à un traitement original de la masse instrumentale. Les sons y sont traités comme des points dans l’espace, dont la partition étudie l’organisation et la désorganisation.

« Athènes… une manifestation anti-nazie… Des centaines de milliers de personnes en train de psalmodier un slogan qui se répète à la façon d’un rythme gigantesque. Puis le combat contre l’ennemi. Le rythme éclate en un chaos énorme de sons aigus ; le sifflement des balles, le crépitement des mitrailleuses. Puis les sons commencent à se raréfier. »

Cette expérience lui inspire la forme de Metastaseis et ses énormes glissandi d’orchestre,

mais aussi la plainte et les cris des 12 voix de Nuits écrite « Pour vous, obscurs, détenus politiques (…) et pour vous, milliers d’oubliés dont les noms même sont perdus. »

La haine de la beauté ? 

Dans la soustraction, le refus, l’ironie ou la protestation, la musique occidentale a tenté à sa façon de solder un héritage impossible, d’exorciser le passé ou de le prendre en charge. La musique contemporaine ne saurait bien sûr se comprendre à l’aune de ces seuls enjeux.. Mais cette lecture permet en partie de donner un sens à ce visage hautain, abstrait, cacophonique ou froid … que beaucoup lui trouvent.

La musique s’est ainsi dégagée de son public « historique », d’une esthétique du plaisir et de la distraction, d’un culte suspect de la beauté. Elle a aboli ou affronté un certain sens de la responsabilité historique en privilégiant un formalisme abstrait, en revendiquant une dimension critique ou testimoniale.

Mais alors comment y retrouver la beauté, le sentiment ? Ne s’est-elle pas chargée d’enjeux qui la dépassent ou la perdent, et ne franchissent pas le seuil de l’écoute ?
La musique contemporaine ne s’est pourtant pas débarrassée de la beauté. Elle l’a probablement retrouvée ailleurs et autrement, dans ce mouvement de résistance à la sentimentalité romantique.

Milan Kundera dans son texte “Le refus intégral de l’héritage ou Iannis Xenakis” (in Une rencontre) écrit :

« Mais le moment peut venir (dans la vie d’un homme ou dans celle d’une civilisation) où la sentimentalité (considérée jusqu’alors comme une force qui rend l’homme plus humain et pallie la froideur de sa raison) est dévoilée comme la “superstructure de la brutalité”, toujours présente dans la haine, dans la vengeance, dans l’enthousiasme des victoires sanglantes. »

Alors l’artiste choisit de se taire, ou bien de plonger son art dans la forge… Il en ressort “la beauté lavée de la saleté affective, dépourvue de la barbarie sentimentale.

Laissons à Adorno le mot de la fin qui dans Philosophie de la nouvelle musique (1948) pourrait résumer assez tragiquement le malentendu de cet exil esthétique :

« La nouvelle musique a pris sur elle toutes les ténèbres et toute la culpabilité du monde. Elle trouve tout son bonheur à reconnaître le malheur ; toute sa beauté à s’interdire l’apparence du beau. »


Compléments 

- Toutes les œuvres citées dans cet article et qui ont fait l’objet d’un enregistrement sonore sont écoutables et empruntables à la Bibliothèque Municipale de Lyon.

Les articles consacrés à la musique contemporaine dans l’Influx

- Les ouvrages ou articles cités plus haut sont empruntables à la BmL ou accessibles en ligne. On trouvera également à la bibliothèque en lien avec la question abordée :

- Et cet article en ligne : De la musique contemporaine à la société

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