Genesis P-Orridge

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Le 18 Novembre 2011, à 18h30, le documentaire ‘The Ballad Of Genesis & Lady Jaye’ sera projeté à la bibliothèque de la Part-Dieu. L’occasion pour nous de présenter le parcours musical de Genesis Breyer P-Orridge, célèbre pour avoir été l’un des inventeurs du genre industriel bien avant d’avoir entrepris son projet de ‘pandrogynie’.

2Du nihilisme à la pandrogynie2

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affiche film

La vie de Genesis Breyer P-Orridge, né Neil Andrew Megson en 1952, est faite de coïncidences, de violentes déconvenues, et d’une détermination à toute épreuve. Il est d’ailleurs assez prémonitoire que ce dernier ait choisi de changer légalement et définitivement son nom en Genesis en 1970. Car c’est à la Genèse qu’il fera référence quelque 30 ans plus tard, lorsqu’il expliquera ses opérations de chirurgie esthétique (il ne s’agit nullement d’un changement de sexe). A la Genèse, et plus spécifiquement à Adam Kadmon, hermaphrodite et premier humain selon certains mythes. Cela émane d’une des légendes préchrétiennes sur l’origine de l’homme, qui raconte que les humains étaient à l’origine à la fois mâle et femelle, puis séparés en deux par Dieu, condamnés à rechercher leur moitié. Cette moitié, Genesis a fini par la trouver en la personne de Lady Jaye, mais sa mort brutale en 2007 fera prendre à son projet de Pandrogynie un tour particulièrement tragique et triste. Les deux décrivaient ainsi leur surprenante transformation durant les années 2000 : « nous improvisons avec l’évolution ».

Une déclaration qui fait sens, si l’on considère qu’une grande partie des morceaux de Throbbing Gristle étaient improvisés. TG (c’est ainsi que le groupe a voulu être désigné dès sa création), groupe fondateur de l’Indus, qui aura fait de Genesis P-Orridge une personnalité culte de l’underground, aura été repris par rien moins que Marc Almond, Propaganda et les Melvins, sans oublier les nombreux remix de titres comme Hot on the heels of love et United par Carl Craig, par exemple. Pas mal pour une musique brute, improvisée et délivrée la plupart du temps sans production, avec un son volontairement exécrable. Si Psychic TV, l’autre groupe de P-Orridge, qui aura duré beaucoup plus longtemps, n’a pas encore fait l’objet d’un tel culte (ne récoltant que deux reprises, par les Television Personalities et les Tindersticks), il faut espérer que ce documentaire le fera découvrir au grand public, tant il aura apporté au rock psychédélique, au sens large du terme.


2COUM Transmissions et Throbbing Gristle : confrontation et radicalisme (1968 – 1981)2

Très jeune, Genesis P-Orridge est intéressé par l’avant-garde qu’elle soit littéraire, musicale ou bien théâtrale. S’il est d’emblée fasciné par les Rolling Stones, et surtout par Brian Jones, qu’il rencontrera en personne en 1965 – une rencontre qui le bouleversera définitivement ; il se tourne bien vite vers des groupes comme Frank Zappa, Hawkwind, voire Jean-Luc Ponty (!), dégoûté par le cynisme des Stones que la mort de Jones n’aura pas affectés le moins du monde dans leur route vers la postérité. Après un premier enregistrement privé sous le nom Early Worm en 67, il intègre, à 18 ans, une communauté d’improvisation Londonienne appelée Transmedia Explorations, proche dans l’esprit de la très radicale scène de musique improvisée de la ville, représentée par des artistes comme AMM ou Derek Bailey.


wehateyoulittlegirls
Bien vite, il crée son propre collectif, COUM Transmissions, qui s’oriente vers l’art contemporain sous l’influence de Cosey Fanny Tutti, une jeune femme ayant fugué de chez elle, et dont les parties de guitare et de cornet deviendront un élément déterminant du son TG. Pour l’heure, elle et Genesis se mettent en scène (de 72 à 78) lors de performances ou « actions », très extrêmes, directement inspirées des actionnistes viennois, en plus improvisées et cathartiques. Ce sont eux qu’un journal anglais désignera par le sobriquet, devenu célèbre, de « wreckers of civilization » (destructeurs de la civilisation). L’idée de choquer le public, de le confronter à ses tabous, et de repousser les limites de l’acceptable est déjà là, ne reste plus qu’à en faire un groupe de musique. A la base Throbbing Gristle est donc l’entité créant les bandes-son des spectacles de COUM transmissions, entité très vite composée du couple P-Orridge/Tutti et de 2 nouveaux arrivants : Peter Christopherson et Chris Carter. Ce dernier, ingénieur de son état, sera le principal responsable de l’orientation électronique de TG, utilisant magnétophones, synthétiseurs primitifs et machines fabriquées de toutes pièces en lieu et place d’instruments conventionnels, dont ils sont incapables de jouer. Car TG, plus encore qu’un Brian Eno ayant une certaine base académique, sont de vrais non-musiciens, plus intéressés par l’effet obtenu et par leur message ‘idéologique’ que par l’idée de plaire ou d’être acceptés par ceux qui écoutent leurs disques ou vont les voir jouer ; idée qui leur répugne d’emblée… Leur but est précisément le contraire : malmener les gens, ne jamais leur donner ce qu’ils attendent, et provoquer leur réaction. À tout prix.

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logo industrial records

En un sens, TG est le cocktail explosif des avant-gardes extrêmes et anti-establishment du XXe siècle : futurisme italien, dadaïsme, théâtre de la cruauté d’Artaud, technique du cut-up de Brion Gysin et William Burroughs et encore krautrock le plus bruitiste (Conrad Schnitzler, Kluster, Faust, D.A.F. …). En référence à la Factory d’Andy Warhol et du Velvet, Throbbing Gristle baptise son local de travail (une usine désaffectée qu’ils squattent, dans un quartier dangereux et délaissé de Londres) « Death Factory », ce qui est également le surnom donné par les déportés au camp d’Auschwitz durant l’holocauste. Nous sommes un an avant les provocations des Sex Pistols et de Joy Division utilisant l’imagerie nazie, et Throbbing Gristle se pose déjà en ennemi public numéro un de la bienséance et du rock. Pourtant, leur rapports avec certains ‘dieux du rock’ (ou considérés comme tels) est dès le départ ambigu : leur démarche s’avoue inspirée de Metal Machine Music de Lou Reed (véritable disque précurseur de l’industriel, du drone et de la noise), leur logo en forme d’éclair est un détournement de celui du National Front anglais, comme le fit Bowie période Ziggy et Aladdin Sane ; et Peter ‘Sleazy’ Christopherson, membre du groupe, finance leurs frasques grâce à son job de designer pour pochettes chez Hipgnosis (il a travaillé pour Pink Floyd et Scorpions, à la fin des 70’s, par exemple). Plus tard, ce sera en réalisant des clips, voire des pubs.


Cette étrange relation, basée sur la récupération et le détournement d’idées, est importante car on la retrouvera tout au long du parcours de Genesis P-Orridge, qui n’aura de cesse d’exprimer sa fascination pour les sixties (principalement Brian Jones, le Pink Floyd pré-69 et les ballades du Velvet Underground) tout au long de l’inextricable discographie de Psychic TV, son groupe suivant. Mais pour l’heure, TG est la formation la plus extrême du paysage musical [1] , proposant une musique 100% électronique à rapprocher de la musique contemporaine, mais totalement improvisée, sans moyens ni production, brute et très crade, volontiers grinçante. L’attitude est à l’avenant : autogestion et autarcie sont au rendez-vous. C’est vraisemblablement inspiré par TG que le critique Jon Savage énoncera les ‘cinq fondamentaux du courant industriel’, indispensables pour en reconnaître les acteurs : organisation autonome – sujets tabous – éléments non musicaux – antimusique électronique – technique du choc pour provoquer réflexion et autodétermination du public.


Bien que les premiers enregistrements « studio » (réalisés dans les locaux délabrés du groupe) datent de 75, ils ne seront publiés que plus tard. On y retrouve en germe certaines grandes tendances de l’œuvre de P-Orridge. Ainsi, ‘As It Is’, sur Giftgas, est une déclamation sur fond de bruits électroniques minimaux, évoquant les punitions abusives des parents sur les enfants… Dès le tout départ, le spoken-word est donc une forme d’expression privilégiée pour lui. Il y reviendra au cours des années 90, y consacrant même un projet à part : Thee Majesty. Car l’apport de Genesis à TG est essentiellement vocal : s’il tient la basse en concert et sur certains morceaux, son rôle est surtout celui de lyriciste et porte-parole du groupe, menant de front une « guerre totale » contre l’autorité, les médias dominants et les contraintes sociales, quelles qu’elles soient. Ses paroles souvent improvisées [2] , parfois très dérangeantes, nous mettent face à l’horreur et à la cruauté dont est capable le genre humain. C’est grâce à son attitude scénique, volontiers nihiliste et aussi extrême que du temps de COUM, que TG acquerront cette réputation de cinglés prêts à tout pour faire craquer leur public. Un public masochiste en masse, car dès 78, Throbbing Gristle vend plus de disques qu’il ne peut en produire, atteignant même des scores plus qu’honorables vu les conditions véritablement artisanales dans lesquelles il produit lui-même sa musique : 90 000 albums vendus entre 77 et 81, et 20 000 exemplaires pour le seul 45 tours United/Zyklon B Zombie. En 81, quand le groupe se sépare, il remplit alors de grandes salles aux USA, et s’y retrouve aux portes d’une reconnaissance vers un large public, fasciné par ce groupe déjà culte. La même configuration qu’un autre quatuor adulé et précurseur originaire de Manchester : Joy Division. Les deux devaient justement tourner ensemble aux USA avant la mort de Ian Curtis, ce-dernier étant fan de TG et proche de Genesis… qui sera la dernière personne à lui parler, au téléphone. De manière assez curieuse, les années 80 verront les deux projets issus de ces séparations (New Order pour Joy Division et Psychic TV pour TG), s’orienter vers une musique sensiblement plus commerciale et dansante, et plongeront tous deux dans la bouillonnante scène acid house vers la fin de la décennie, avant un long hiatus lors des années 90.


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La longue gestation de TG fera donc par la suite l’objet de nombreux disques pirates ‘bootlegs’ (tolérés voire encouragés par le groupe), mais rien n’en sortira à l’époque. L’arrivée du punk ne fait pas dévier d’un pouce le groupe de sa ligne de conduite. L’idée de pouvoir former un groupe et faire des concerts avec 3 accords n’est pas vraiment une révolution pour Genesis P-Orridge. « Pourquoi diable apprendre le moindre accord ? » dira-t-il… Les machines bon marché et malmenées suffisent. En 77 sont commercialisés quelques documents live sur cassettes à tirage limité (dont ce disque), et surtout le premier album du groupe, ‘The Second Annual Report of Throbbing Gristle’. Il est bruitiste, malsain, et volontairement rude d’écoute. Seul le single United, ajouté en bonus sur la version cd, se rapproche de ce qu’on pourrait appeler une chanson (par ailleurs assez troublante, l’étrangeté ayant ici remplacé la stridence).


doa
En 78, Cabaret Voltaire entre en contact avec eux. Après des tentatives sans réponse auprès de Brian Eno, le trio de Sheffield semble avoir trouvé en TG un camarade : les deux groupes ont commencé vers 1973 et partagent les mêmes influences, la même volonté de provoquer et de réveiller le public. Le premier enregistrement de Cabaret Voltaire sort enfin – après des années d’anonymat – sur le label de TG, Industrial Records. L’année suivante, ‘D.o.A. – the third and final annual report’ voit TG atteindre de nouveaux sommets dans l’horreur, avec des titres comme Hamburger Lady ou l’hystérique We Hate You Little Girls. C’est aussi ici que leur sens de l’humour (très noir) et du décalage commencera à se faire sentir, via un titre comme AB/7A, qui lève le voile sur une facette ‘electro-pop’ qui annonce tout le courant minimal wave qui fera tant école en France et au Benelux au début des années 80.


Une facette qui allait prendre temporairement le dessus sur l’album suivant, 20 Jazz Funk Greats, très axé sur les boîtes à rythmes, utilisées sur des tempos mediums aliénants, mornes et sans issue, comme une techno lente et glauque, à l’image du single ‘Discipline’ (un des « classiques » de TG) inclus sur le CD. La pochette et le titre sont à eux seuls un manifeste du cynisme macabre du groupe : la falaise où a été prise la photo, connue sous le nom de ‘Beachy Head’, étant surtout célèbre pour être le lieu de multiples suicides… Autre geste ironique, deux ans plus tard sort une compilation joliment intitulée ‘Greatest Hits – Entertainment Through Pain’, où TG apparaît grimé en sympathique groupe de synthpop à chanteuse, dédiant même le disque à Martin Denny, inventeur de l’Exotica, dont l’esthétique est détournée sur la pochette… Alors que le contenu n’a bien entendu rien à voir.


On peut considérer que le point d’orgue de la carrière de Throbbing Gristle est – avec des singles comme Distant Dreams et Adrenalin – la face A de l’album Heathen Earth, enregistré live en studio, explorant toutes les possibilités du son du groupe, et offrant un travail très surprenant sur les séquences, les lignes de basses et les saillies de guitare saturées et malpropres. Le bruit blanc y côtoie librement des rythmes plus syncopés et des séquences électroniques proches de la musique électronique berlin school (Tangerine Dream, Klaus Schulze). Le deuxième titre, par exemple, contient une redoutable partie de guitare noisy, très extrême pour 1980, sur laquelle la voix déshumanisée de Genesis vient déclamer un texte à propos de William Burroughs errant à Tanger, puis citant Charles Manson (« can the world be as sad as it seems ? », citation mise en exergue sur la pochette)… Eprouvant mais terriblement marquant. Ultime pied de nez aux attentes, les deux derniers enregistrements de TG, sortis des années plus tard et confidentiellement, sont deux albums ambient, In the shadow of the sun (BO d’un film de Derek Jarman) et un Journey to the center of the body ; plus dérangeant que jamais, enregistré à Rome dans un studio professionnel.

2Psychic TV ou l’art de brouiller les pistes (1981 – 1992)2

En 1981, les abonnés à la newsletter du label Industrial Records (organe de distribution de TG, employant tout de même deux personnes), reçoivent une carte postale vierge avec pour seule mention ‘TG : The mission is terminated’ [3] ». Le groupe se scinde alors en deux entités : Chris Carter et Cosey Fanny Tutti forment le duo electro Chris & Cosey, et Genesis fonde Psychic TV avec Peter Christopherson.

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hell is invisible

De son propre aveu, les albums les plus minutieusement construits du groupe sont Force The Hand Of Chance, Dreams less sweet, Allegory & Self et Trip/Reset, auxquels on peut ajouter l’avant-dernier, Hell is Invisible. Six albums finalement très cohérents, odes au dérèglement des sens via un psychédélisme des plus menaçants, d’aspect occulte et changeant, à l’exception tout de même de Trip/Reset, planant et relaxant plutôt qu’inquiétant.

Psychic TV, au départ un projet multimédia (de nombreuses vidéos et bande-originales de films sont crées) censé promouvoir le ‘Temple Ov Psychic Youth’ – une secte lancée par P-Orridge en 82 – a toujours été une entité obsédée par le psychédélisme et les années 60, avant même le revival ‘paisley underground’ aux USA. Tout comme pour Throbbing Gristle, la musique n’est pas le point de départ du projet. D’ailleurs, leur première sortie sera la VHS ‘First Transmission’, au contenu particulièrement sulfureux. Le nom Psychic TV est donc à prendre au sens littéral, comme une exploration de ce nouveau média qu’est la cassette vidéo (TG était déjà pionnier dans l’utilisation des nouveaux synthétiseurs et des cassettes audio comme format peu coûteux de diffusion). Un nom sûrement également inspiré d’Alternative TV, groupe de la première vague punk anglaise dont le guitariste, Alex Fergusson, fait partie du collectif qu’est le Psychic TV des 2 premières années [4]. Fergusson, véritable musicien et bon guitariste, sera le fidèle compère de Genesis jusqu’en 87, jouant à merveille le rôle du songwriter de l’ombre, au service des visions prophétiques ou illuminées de son chanteur – et comprenant son idolâtrie pour Brian Jones, qui n’a pas dû être facile à justifier durant la période punk, surtout vis-à-vis de la posture artistique de TG !


forcethehand
Dès le premier album, l’énigmatique Force The Hand Of Chance, en 82, Psychic TV prend un malin plaisir à proposer un contrepied à la musique industrielle. Très bien produit, riche en arrangements de cordes, parfois languide, le disque rompt violemment avec l’esthétique lo-fi avant l’heure prônée par TG. La présence de Marc Almond (Soft Cell) n’est pas étrangère à cette atmosphère décadente et interlope. L’album s’ouvre même par une ballade absolument somptueuse, Just Drifting, dédiée à la fille de Genesis, née cette année-là.

Encore plus étonnant est Dreams Less Sweet, qui lui succède l’année suivante. Réalisé cette fois avec la participation active de David Tibet (futur Current 93) et John Balance (Coil),
dreams
en plus du noyau du groupe, il s’agit d’un album très ambitieux, entièrement enregistré en « holophonie », un procédé visant à donner l’illusion d’un son en 3 dimensions. Et le résultat au casque est bluffant, particulièrement sur Proof On, qui donne l’impression effroyablement réaliste de se faire enterrer vivant dans un cercueil… Ce qui n’empêche pas la tonalité globale d’être élégiaque et mystérieuse, avec une fois de plus une ballade Velvetienne de toute beauté, The Orchids (utilisée lors du générique de fin du documentaire).

C’est la fin de la première mouture de PTV, qui s’est rapidement fait l’une des réputations les plus sulfureuses du monde du rock (la notoriété de TG ayant porté ses fruits). Les années suivantes verront le groupe aborder sa période dite ‘Hyperdelic’, beaucoup plus rock et accessible, s’inscrivant en plein dans ce fameux revival 60’s.


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1985 est l’année de Godstar, ambitieux projet de film dédié à Brian Jones (vu par P-Orridge comme une icône occulte au même titre que Burroughs ou Crowley), qui par son statut de premier androgyne du rock anglais a cristallisé les idées naissantes de P-Orridge sur la Pandrogynie. Pour l’occasion, le groupe prend pour la première fois un manager, afin de rassembler le financement nécessaire ; et bien évidemment, ce dernier s’enfuit avec tout l’argent, laissant tout le monde sur le carreau (Alex Fergusson quittera même carrément le monde du rock suite à cette déception immense.). Ironie du sort : Psychic TV vient pourtant de réaliser l’impossible, un carton dans les charts. Godstar, la chanson, déclinée sous une dizaine de versions et remixes différents, sera leur Blue Monday à deux : un énorme carton, mais dont ils ne verront pas la couleur des royalties. Il s’agit du premier et seul tube de la carrière de Genesis P-Orridge, qui a toujours explicitement cherché à devenir un « personnage » culte et irréel, voire un gourou, plutôt que de rencontrer la moindre reconnaissance du grand public, qu’il méprise. Godstar, le film, est donc avorté (même si P-Orridge chercherait actuellement à relancer le projet), et même l’album devant lui servir de bande-son est abandonné.


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Cet album, c’est Allegory & Self, finalement sorti en version intégrale en 2004 sous le nom de Godstar – The Director’s Cut, accompagné de longues notes de pochette qui en révèlent beaucoup sur la jeunesse et les idées de P-Orridge. C’est sur ce disque – vaste hommage aux années 60 – que se trouvent un grand nombre des reprises 60’s de sa carrière : Good Vibrations, Je t’aime moi non plus, As tears go by [5] … Mais le meilleur titre de Allegory & Self reste sans doute Just Like Arcadia, transition improbable entre un rock psyché à la Stones et la house music, qui donne l’impression d’entendre les Dandy Warhols à leur meilleur, ou Primal Scream période Screamadelica. La compilation Hex Sex – The Singles documente les différents singles hors-album de cette ère du groupe, dont quelques « tubes », comme Godstar et Roman P., dédiée à Polanski… Choix ironique vu que P-Orridge allait bientôt lui aussi se retrouver dans une forme d’exil judiciaire pour une affaire de mœurs. Deux ans plus tard, Psychic TV sortira un single appelé I.C. Water, autre élégie funèbre, cette fois dédiée à Ian Curtis, drôle d’idée en pleine folie ‘madchester’, alors que l’Angleterre ne veut entendre parler que de fêtes et de drogues.


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En 86, Psychic TV décide d’entrer dans le Guinness des records en sortant 23 albums live (plutôt des bootlegs qu’autre chose) coup sur coup, tous les 23 de chaque mois… En hommage à « l’énigme du nombre 23 » , découverte par William Burroughs ! A partir de là, leur discographie sera un casse-tête labyrinthique. On entend tout de même dans ces lives les prémices de nombreux morceaux à venir du groupe (notamment ceux de Hell Is Everywhere en 2007). Ainsi, le Live At Basildon commence par Thee Degenerate (aussi appelé Interzone), à la ligne de basse caractéristique – que l’on retrouvera souvent par la suite – qui forme la base de ‘Higher & Higher’ ouverture de l’album Hell is everywhere, Heaven is Her/e. Le titre suivant du même live, ‘She Touched Me’ n’est autre qu’une version primitive de ‘Lies and Then’, piste 3 de Hell is Everywhere. Et ce ne sont que des exemples… Genesis P-Orridge, dans sa philosophie toute personnelle, considère le concept d’écoulement linéaire du temps comme illusoire, et c’est pour cela qu’il reviendra constamment à certains motifs (via le sampling, mais pas seulement) dans tous ses disques, qu’il s’agisse de paroles, de samples d’aboiements de chien, de voix féminines érotiques, ou encore du son caractéristique du ‘Gristleiser’, pédale d’effets rudimentaire inventée par Chris Carter à l’époque de TG. Certes, l’autocitation permanente peut sembler une démarche paresseuse, mais il faut la mettre en perspective avec le nombre impressionnant d’enregistrements sortis par Psychic TV.

3Virage à 180° vers l’Acid House3


acid
Et le rythme va encore s’accélérer jusqu’à l’excès lors de la période acid house du groupe, parfois désignée sous le nom de ‘période Fred Gianelli’, du nom du nouvel acolyte de P-Orridge. Ce dernier vient alors de découvrir la house music à Chicago, et sera l’un de ses plus fervents propagateurs en Angleterre, contribuant indirectement à y déclencher le ‘second summer of love’ des années 88-91. Celui de l’acid house, des premières raves, et de l’ecstasy. On peut se faire une idée du son de cette période (assez floue du fait de la multiplication des pseudonymes et remixes inhérents au genre) avec la compilation Sirens, contenant des remixes de Andrew Weatherall – DJ clé du ‘second summer of love’ anglais – dont une relecture du United de TG qui fera les belles heures de la Hacienda, aux côtés de choses beaucoup plus légères comme Black Box ! Les premières rave-parties, dont P-Orridge sera l’un des participants les plus enthousiastes, dansaient-elles sur du TG ?

Le principal problème de toute personne voulant découvrir le Psychic TV des années 80/90, c’est la présence d’énormément de disques pensés comme des instantanés, assez pauvres sans être tous inécoutables… Ils sont propres à la démarche de P-Orridge : la vie même est vue comme un laboratoire, et les disques n’échappent en rien à la règle… Parfois le résultat ressemble à une bande-son de cérémonie païenne, vide de sens sans images (Themes 3, Kondole, hypnotiques mais très répétitifs), et parfois l’expérimentation débouche sur des œuvres surprenantes, stimulantes et effrayantes (Tarot Ov Abomination). A noter que Themes Part 1 a été repris en 90 sous le titre What’s History, avec l’ajout de spoken word par P-Orridge… Même les travaux les plus expérimentaux n’échappent pas aux multiples retours sur sa propre œuvre qui le caractérisent. Ainsi, un disque moyen ou trop brut est souvent samplé ou réutilisé des années plus tard pour une œuvre plus cohérente…

2Exil, rencontre et mutation (1992 à aujourd’hui)2

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genesis
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lady jaye


En 1992, un incident vient définitivement fâcher le leader de Psychic TV avec la société britannique, qu’il accusait déjà de nombreux maux. Ses effets personnels sont saisis par Scotland Yard, qui, après avoir visionné la VHS ‘First Transmissions’ de Psychic TV (qui comporte de faux snuff-movies à caractère SM, joués par des acteurs adolescents), est persuadé qu’il organise des séances de torture dans sa maison – un faux témoignage sera également employé pour justifier l’opération. Les tabloïds s’emparent de l’affaire et lancent une fatwa contre P-Orridge, qui est alors au Népal avec sa famille pour aider et nourrir les réfugiés tibétains. A noter que la même mésaventure arrivera à Pete Townshend et à Robert Del Naja de Massive Attack durant les années 2000 (portant sur des images pédophiles, cette fois), juste après que ce-dernier eut très vivement critiqué la politique de Tony Blair vis-à-vis de l’Irak…


theefractured
Le problème est que P-Orridge craint de perdre la garde de ses deux filles s’il retourne au pays. Il se retrouve donc contraint d’émigrer définitivement vers les USA, où le père de Wynona Ryder l’héberge à son arrivée. Cet évènement sera abordé de façon iconoclaste par P-Orridge sur le disque de spoken word Thee Fractured Garden, où un cut-up de photos de sa maison de Brighton – celle fracturée et perquisitionnée par les autorités – représente le « jardin d’Eden fracturé », dont Genesis a été chassé (encore une référence à la Genèse…). Il se présentera désormais comme la seule personne à avoir été exilée d’Angleterre durant la seconde moitié du vingtième siècle. Ce qui est un peu exagéré, car si P-Orridge n’est effectivement jamais revenu (à de rares et courtes exceptions), c’est surtout pour ne pas avoir à faire face à de gros ennuis judiciaires, à l’image de l’exil volontaire de Roman Polanski, mentionné plus haut…


trip reset
Après un hiatus, entraîné par le divorce de P-Orridge, Psychic TV entame une nouvelle phase de son évolution, la période Larry Trasher, théâtre d’un retour à un son plus rock mais surtout très psychédélique. Fétichiste, lui aussi, du rock anglais des années 60, Larry Trasher produit Take It From The Man du Brian Jonestown Massacre la même année que Trip/Reset sorti sous le nom de ‘Psychic TV and the Angels of Light’, ces dernières n’étant autres que Caresse et Genesse, les deux filles de Genesis, choristes sur l’album. Le son y est remarquable, calme, recueilli, et pour tout dire très floydien ; on y trouve d’ailleurs une reprise très fidèle de Set the controls for the heart of the sun. Pour la première fois, on y entend la voix de Lady Jaye, que P-Orridge rencontre et épouse en 93.

Mais en 95 survient un deuxième coup du sort : suite à l’incendie du manoir Houdini à Los Angeles (appartenant à Rick Rubin), Genesis se défenestre pour sauver sa vie et garde des séquelles irréversibles au bras… Il passe des mois immobilisé à l’hôpital. C’est le début d’une transformation physique qui le verra multiplier les opérations de chirurgie, d’abord réparatrice, puis esthétique, donc…


time's up
La nouvelle apparence de celui qu’il faut désormais appeler Genesis Breyer P-Orridge ne donne que plus d’impact à son surprenant retour en force en 2007 aux côtés de Lady Jaye, avec un album passionnant. C’est l’aboutissement d’une période d’intense activité avec la reformation de Throbbing Gristle le temps d’un disque et d’une tournée, et également avec Thee Majesty. C’est par ce projet intimiste de spoken-word que Genesis reviendra à la musique à la fin des années 90. Outre l’album très dépouillé de 99, Time’s Up, qui lui permettra de faire une tournée accompagné par Bachir Attar, Genesis P-Orridge (la plupart du temps accompagné par Larry Thrasher et Bryn Dall) sortira sous ce nom d’excellents albums d’ambient très berçants et accessibles (et nullement répétitifs, cette fois), comme A Hollow Cost et Wordship. Albums où les influences acid et psychédéliques sont pleinement digérées et absorbées, pour obtenir une musique difficile à dater. C’est que depuis 98, Genesis P-Orridge vit à New York, où ses performances de spoken-word sont pleinement reconnues, de même que son apparence physique, qui colle assez bien avec les excentricités coutumières de la grosse pomme. Pas si éloigné des personnages interlopes de la Factory d’Andy Warhol, Genesis a d’ailleurs repris à son compte l’idée Warholienne qu’il fallait faire de sa vie entière une œuvre d’art, se définissant lui-même comme un « cultural engineer » (ingénieur culturel) plutôt qu’un musicien.


themes
C’est également lors de cette accélération des choses au cours des années 2000 que Genesis rééditera (toujours dans l’ignorance des médias) certains travaux passés, comme ‘Godstar : Thee Director’s Cut’, version 2cd intégrale de ce qu’aurait du être la BO de ce film jamais tourné (connue jusqu’ici sous le nom ‘Allegory & Self’), ‘Themes’, imposant coffret de 6cd contenant surtout de la musique rituelle (ainsi que le single Unclean/Mirrors, l’un des sommets du groupe) et enfin ‘Mutant Throbbing Gristle’, compil de remixes actuels de TG contenant une version totalement club de Hot on the heels of love par Simon Radcliffe de Basement Jaxx.

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descending2

Car tout au long de sa carrière, Genesis aura cherché à multiplier les collaborations et correspondances avec d’autres artistes, dont plusieurs français, bien avant sa rencontre avec Marie Losier. Dès 78, TG fait paraître un single sur le label rouennais Sordide Sentimental, c’est même leur toute première sortie. La pochette est illustrée par le collectif de designers français Bazooka, célèbres pour leurs pochettes de Starshooter. Plus tard, en 84, Psychic TV sortira Descending sur ce même label, un album live d’aspect rituel et très bootleg. En 1999, il est l’une des trois figures cultes de l’underground – les autres étant Lydia Lunch et Alan Vega – invitées sur ‘Re-up’, album de spoken-word du duo grenoblois Etant Donnés. Toujours au rayon des collaborations, on peut mentionner Dave Ball (de Soft Cell), Pigface, Hawkwind, Merzbow, Z’Ev, sans oublier Skinny Puppy et leur side-project Download, allant jusqu’à sortir un album sous le nom de ‘Puppy Gristle’ dans les années 90 ! Signalons enfin l’atypique ‘When I Was Young’, collaboration avec Astrid Monroe en 2004, qui constitue peut-être l’œuvre la plus ‘confortable’ d’écoute et accessible du personnage.

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On en vient finalement à ce fameux album-somme, Hell is Invisible/Heaven is Her/e, sans doute l’une des plus grandes réussites musicales de P-Orridge. A plus de 55 ans, il s’y révèle un chanteur incroyable, à la gouaille remarquable et à la puissance vocale surprenante, capable d’alterner explosions rock très dansantes et ballades tendres. Ajoutons l’album de la reformation – après des années de sérieuse fâcherie – de TG, le très beau ‘Part Two : Endless Not’ (très proche de Coil) , et nous obtenons un vrai retour en grâce, tardif mais laissant augurer d’un brillant avenir… Mais tout ceci sera stoppé par le décès de Lady Jaye d’un cancer, et semble-t-il la fin de cette incarnation de Psychic TV… Et du live (après une dernière tournée). Dommage, car PTV3 a fait forte impression auprès de tous ceux qui l’auront vu sur scène, notamment aux Nuits Sonores en 2007.

Il y aura tout de même un dernier album, Mr Alien Brain Vs The Skinwalkers, proche du précédent et presque aussi bon, même si constitué à moitié de reprises et relectures d’anciens titres. On y trouve néanmoins de longues pièces stellaires et presque post-rock comme l’émouvant Pickles and Jam, qui confirme qu’à l’image d’Iggy Pop, la cinquantaine réussit bien à P-Orridge, qui n’a jamais chanté avec une telle conviction.

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part two : endless not

Depuis, excepté une collaboration avec Tony Conrad, plus de nouvelles discographiques du bonhomme, actuellement en voyage au Népal pour plusieurs mois, lui qui a développé une fascination pour le mont Kalilash, représenté en pochette du Endless Not de TG… Genesis P-Orridge aurait-il capitulé ? Ce serait mal connaître l’opiniâtreté de celui qui restera sûrement comme l’un des avant-gardistes les plus courageux de son époque, à la personnalité certes controversée, et aux théories volontiers fumeuses ; mais au parcours atypique émaillé de multiples actes de subversion, dont celui d’être resté en vie, le corps changé mais la curiosité intacte, et avec un enthousiasme et un appétit jamais démentis.

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Genesis p orridge 2007

Discographie sélective

- Throbbing Gristle :

D.O.A. Third and Final annual report

20 Jazz Funk Greats

Heathen Earth

- Psychic TV :

Force the hand of chance

Dream less sweet

Godstar director’s cut

Trip/Reset

Hell is invisible, Heaven is Her/e

Bibliographie :

Industrial Music For Industrial People (Eric Duboys, Camion Blanc)

Wreckers of Civilisation (Simon Ford ; Black Dog Publishing)

Contemporary Artists (St Martins Press, 1977) (contient un chapitre sur Genesis P-Orridge

et COUM Transmissions)


20jazz etant donnes


[1] « Autres pionniers en cette période pré-punk, pourtant assez calme : Cabaret Voltaire, Boyd Rice aux USA, voire les Residents, dans un style plus transversal mais tout aussi dérangeant et subversif. Les influences de Throbbing Gristle sont pourtant plus à chercher du côté de Suicide, du Velvet Underground de Sister Ray et de la musique contemporaine, de Russolo à Stockhausen. »

[2] « Les morceaux étaient créés spontanément, sans la moindre répétition ou préparation autre que les rythmes préparés par Chris [Carter] et nos discussions au sujet d’un piste possible pour les paroles, que Genesis allait utiliser pour écrire ses paroles. Pour autant que je sache, les mots sortaient aussi spontanément que la musique »

[3] « Genesis P-Orridge, via cette déclaration et d’après les interviews données à cette époque, proclame la fin du mouvement indus, que Throbbing Gristle avait à lui seul théorisé, et rejette toute paternité de la scène “post-industrielle” qui débute alors, parmi laquelle on peut retrouver des groupes aussi divers que Coil, Nurse With Wound, Current 93, Death In June, Hafler Trio, Zoviet France et Whitehouse, que P-Orridge citera tout particulièrement en exemple de surenchère dans la violence et la provocation qui vide tout le ‘projet’ industriel de son sens. Son idée est que l’intention originelle de TG a été perdue, mal comprise et mystifiée comme un groupe de rock « normal » par une partie du public, et que son message va dorénavant passer par le Temple of Psychick Youth, pseudo-secte vouée à la propagation de ses idées sur la « déprogrammation de l’individu », entre autres.(Psychic TV étant dédié à la musique seule, psychédélique cette fois)

[4] « Un collectif dans lequel auront débuté rien de moins que David Tibet (futur barde de Current 93) et John Balance, qui quitte Psychic TV pour fonder Coil avec Christopherson, non sans avoir participé au fascinant Dreams Less Sweet. Coil, dans la continuité des 2 premiers disques de Psychic TV, produira par la suite de nombreux albums magnifiques jusqu’à la fin du groupe en 2004. »

[5] « Psychic TV ira même jusqu’à graver de belles reprises de Only Love Can Break Your Heart (Neil Young) et de Transluscent Carriages des obscurs Pearls Before Swine datant de la même époque. »

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