A redécouvrir

Jacques BERTIN : Fête étrange (2004)

- temps de lecture approximatif de 4 minutes 4 min - Modifié le 07/02/2024 par GLITCH

"Je ne suis pas un chanteur, je suis un homme qui chante."

Cette phrase de Félix Leclerc qu’il cite fréquemment est pour Jacques Bertin le viatique de toute une vie d’écriture et de chansons. L’exigence de nourrir son travail à la source de son «je» d’homme vivant a toujours accompagné cette figure emblématique du microcosme aujourd’hui si discret de la «chanson d’auteur».
Ce poète et musicien né en 1946 a toujours placé l’acte d’écrire et de dire au principe de la chanson, sélectionnant parmi ses textes ceux dont la langue se prêtait au chant, et laissant les autres à l’œil du lecteur. Aussi, s’il a beaucoup chanté –depuis bientôt 50 ans- a-t-il encore plus écrit…
A polir, réfléchir et tanner son écriture si longtemps, Jacques Bertin a tourné le dos à une chanson « de l’air du temps », pour insuffler dans la sienne « une dose de personnalité » telle que les règles de l’art en parurent changées.

En témoignent les critiques de presse parues en 1967 à l’occasion de la sortie de son premier 33 tours, Corentin :

Un événement important dans la chanson française”, “un grand chef de file, de ceux qui changent la face de la chanson, comme Trenet il y a trente ans, comme Brassens il y a quinze ans“. (Les Lettres françaises)
C’est le plus bel ouvrage poétique de ce temps” (La Croix)
Manquait la confirmation, la voici, éclatante de beauté, de pureté, de passion“. (Rock and Folk)

Son inspiration littéraire, Bertin l’a mûrie au contact d’un groupe d’écrivains et poètes créé en 1941, sous l’Occupation et désigné comme l’Ecole de Rochefort. Fuyant l’art officiel de Vichy, et ne se reconnaissant pas dans la poésie militante d’un Aragon, ils cherchaient à retrouver une sorte d’enchantement prosaïque et terrien, cherchant à humaniser les éclats du moi surréaliste dans la contemplation des choses, des paysages et des saisons.

Cette veine affleure presque en permanence dans les textes et chansons de Bertin. La voix chaude et fraternelle brosse des tableaux de la province, de ces « vies minuscules » de la campagne…

« Les gens d’ici vivent dans l’aile d’un oiseau
Où ils sont bien au chaud dans la tendresse de la terre
Les vignes leur font un cortège de parfums
La Loire les protèges des invectives du soleil
»

Louvigné-du-désert

 

“Des femmes sont assises dans l’hiver
Le long de la radio, sur un dernier travail
C’est tard la nuit, il est déjà dans les dix heures
Depuis longtemps dorment dans les chambres glacées
Des enfants protégés du mal par un signe de croix
Des femmes sont assises dans l’hiver. Il fait grand froid.”

Paroisse

 

Pour autant, les échos du monde et ses luttes trouvent aussi leur place dans la plume de Bertin, par ailleurs chroniqueur au magazine Politis :

“Petits curés, jadis brisés par la bêtise
L’évêché, le parler-bas, le qu’en-dira-t-on
La bourgeoisie, le député, toute la grise
Bondieuserie locale bornée, le bon ton !”

Les curés rouges

 

“Je n’étais pas préparée pour la lutte ni pour la torture
Je traversais la vie dans mon corsage blanc
Comme un avion dans le ciel bleu, comme un rire entre mes parents
J’étais aimée d’une dizaine d’étudiants

Morte pour des idées

 

Et puis, toujours, la beauté des choses et de l’amour, suspendue à l’absurde

Et mourir aux genoux d’une femme très douce
Des balançoires vont et viennent des appels
Doucement. Sur son ventre lourd poser ma tête
Et parler gravement des corps. Le jour s’en va

Je voudrais une fête étrange et très calme

Difficile de résumer l’œuvre souvent exigeante, parfois hermétique de ce poète dont la vingtaine de disques ne constitue qu’une partie, aux côtés de poèmes et d’essais. L’anthologie Fête étrange est une très belle introduction à cet univers. 25 chansons de 1970 à 1984, aux musiques délicates, qui résistent bien à l’épreuve du temps. L’art de Bertin y chemine de plain-pied aux côtés des plus connus : Brel (Domaine de joie), Ferré (Voilà c’est cette nuit), Ferrat (Un soir mon fils), on y entend aussi les écorchures d’un Thiéfaine ou les paysages brumeux de Murat. C’est surtout l’occasion de découvrir une écriture et une voix de poète, au sens où la poésie ne décore pas la vie, mais lui fait quelque chose à travers les mots.

“Tandis que le poète peut être l’homme du refus et du retour sur soi-même, le chant, lui, est une vibration, de l’ordre de l’exaltation, donc de l’acquiescement; et une salle pleine est un cercle d’amitié. De sorte que s’il est possible au poète d’être contre, le chanteur, lui, est requis d’être fraternel. Par le fait même qu’il chante, tout chanteur, fût-il le plus pessimiste, annonce sa foi en l’homme.” (J. Bertin)

Fête étrange dans le catalogue de la BML

 

 

Et ce volume de la collection “Poètes et chansons”, aujourd’hui épuisé mais disponible pour les abonnés BML sur 1DTouch

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