Du baroque aux baroqueux

- temps de lecture approximatif de 24 minutes 24 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux

Un an après la mort de Gustav Leonhardt, le centenaire d'Alfred Deller, le cinquantenaire de la première interprétation « baroqueuse » des Concertos brandebourgeois par le Concentus Musicus de Vienne, le quart de siècle d'une fameuse représentation de l'opéra de Lully Atys, le mouvement qu'on appelle en France « baroqueux » a acquis un passé si riche qu'on ne peut plus parler de renouveau ou de revival. Si vous aimez entendre en concert le baroque qu'on fait aujourd'hui, qui nous paraît si naturel, vous apprécierez peut-être un petit guide portatif pour partir sur les traces des pionniers de l'interprétation baroque.

Au mois de mai, et cette année pour le week-end de l’Ascension, à côté de la musique électro et « indé » des Nuits sonores, vous pouvez profiter de musique ancienne avec le Mai baroque.
Alors, si vous avez la tête au baroque, ce baroque qu’on fait à Lyon aujourd’hui, rappelez-vous que la musique que vous venez d’entendre n’est pas issue naturellement de celle qu’on entendait en concert sous Louis treize, Louis quatorze ou Louis quinze : voici quelques jalons d’une longue aventure.

1) Musique baroque, musique ancienne, « baroqueux », HIP, quid ?
Musique baroque
Musique ancienne
Historically Informed Performance (HIP), interprétation baroqueuse
2) Des précurseurs aux grands pionniers de la HIP, retour vers le passé
Précurseurs
La voie intermédiaire
Trois grands pionniers
Les baroqueux sur la voie du triomphe
3) Réticences et polémiques, pourquoi les baroqueux ont fâché
4) Brève biblio-discographie subjective

Musique baroque, musique ancienne, « baroqueux », HIP, quid ?

La musique baroque est bien définie chronologiquement : la période baroque commence au début du XVIIème siècle et se termine au milieu du XVIIIème siècle. Elle fait suite à la musique de la Renaissance et précède la période classique qui, en musique, commence à la mort de Jean Sébastien Bach.

Aux débuts du baroque : In ecclesiis a 14/Giovanni Gabrieli (extrait de Music for San Rocco, 1608) interprétée par les Gabrieli Consort and Players, dir. Paul McCreesh)

Avant le baroque : Psaume 130/Andrea Gabrieli (oncle et professeur de Giovanni) (Chœur de chambre des Pays-Bas, Ensemble Huelgas, dir. Paul Van Nevel)

Le baroque musical nous vient d’Italie et d’une exigence, en fait très Renaissance, de retour à l’antiquité. Selon les promoteurs de cette révolution musicale (parmi lesquels le père de l’astronome Galilée), il fallait s’inspirer du théâtre grec qu’on supposait musical ; de là on imaginait la musique antique donnant la priorité aux paroles et dans la musique baroque, en théorie, rythme et mélodies devaient être subordonnées au texte. A la polyphonie de la Renaissance devait se substituer la monodie (1 seul air à la fois). L’orchestre devait commenter les paroles (ou « chanter » lui-même dans les œuvres purement instrumentales) et un continuo (ou basse continue, partie largement improvisée par des instruments graves et/ou rythmiques, viole de gambe ou clavecin, par exemple) accompagnait voix et instruments.
Cette nouveauté, la monodie, donnera immédiatement naissance à un genre musical qui se voulait (au tout début) l’héritier de la tragédie grecque, l’opéra.

[(
[*§L’Orfeo de Monteverdi, premier chef d’œuvre de l’opéra (et de la musique baroque)§
Le premier opéra représenté fut Dafné de Jacopo Peri, représenté à Florence en 1598 et le premier qui soit parvenu jusqu’à nous Euridice, du même auteur (1600), mais on considère unanimement que l’Orfeo de Monteverdi, représenté à Mantoue en 1607 est le premier chef d’œuvre du genre… L’opéra étant un genre scénique autant que musical, le découvrir en DVD est souhaitable. Pour bien l’apprécier, Philippe Beaussant a écrit un guide enthousiasmant et facile à lire, Le chant d’Orphée selon Monteverdi. Autant donc écouter le chef d’œuvre dans la version que nous invite à suivre Beaussant, celle de Gabriel Garrido. Multiplier les plaisirs de la musique par ceux de la connaissance, un beau programme…
)]*]_ Mais bien sûr jamais les musiciens n’ont renoncé à la polyphonie, au contraire à l’époque baroque, elle a pris de l’importance car les musiciens s’en sont servi, non plus seulement pour exprimer la permanence de l’essentiel mais surtout le flux des sentiments – expression théâtralisée ou rhétorique et non immédiate comme dans le romantisme. C’est même la régression de la polyphonie et du continuo qui marque le passage de la période baroque à la période classique…

Baroque : Concerto pour 2 violons et violoncelle en ré mineur op 3 n° 11 RV 565/Vivaldi, premier mouvement (Tafelmusik Baroque Orchestra)

…et le plus célèbre des fils de Jean Sébastien Bach, déjà musicien classique : Concerto pour violoncello en la mineur n° 1 CPE Bach Wq 170 (Bach Collegium Japan)


Le terme de musique ancienne, contrairement à celui de musique baroque peut prendre plusieurs significations.
Il peut désigner la musique antérieure à la période baroque : musique du moyen-âge et de la renaissance (la musique de l’antiquité n’est pas connue et dans les tentatives de reconstitution, comme celle-ci presque tout est seulement supposé).

Mais dans l’optique des « baroqueux » ou de certains de leurs prédécesseurs comme Wanda Landowska (Musique ancienne – première publication 1909), la musique ancienne est celle d’avant 1800. A cette époque, en effet, un bouleversement aussi important que l’avènement du baroque a touché les conditions de l’interprétation.
Jusqu’au XVIIIème siècle inclus, on joue essentiellement la musique qui vient d’être composée (Carl Philip Emmanuel Bach trouvait exceptionnel que la musique de son père pût encore intéresser quelqu’un près de 50 ans après qu’elle avait été composée…), les compositeurs sont aussi des interprètes et dirigent souvent l’exécution de leurs œuvres. Lorsque celles-ci sont reprises, il est admis que leur interprétation dépend des conditions locales ; de toutes manières une grande partie de la musique n’est pas notée par le compositeur, les musiciens doivent savoir improviser et connaissent des règles d’interprétation qui leur permettent de compléter. Ces règles changent suivant les pays, les régions, voire les villes et elles évoluent constamment. On ne peut donc pas suivre aveuglément les traités d’interprétation (dont une compilation faite par Jean-Claude Veilhan dans les années 70 montre toute la complexité, les différences avec les pratiques actuelles et même les contradictions) et tous les aspects d’une œuvre doivent être questionnés (depuis le diapason jusqu’aux instruments et chanteurs à utiliser) avant de commencer les répétitions.
A partir du début du XIXème siècle, la musique jouée n’est plus seulement celle qui vient d’être composée, un répertoire se crée, la conception des rôles du compositeur et de l’interprète change, l’instrumentation devient un domaine du compositeur, les partitions tendent à devenir complètes et à ne plus laisser place à l’improvisation, les Conservatoires sont créés et forment désormais les musiciens à être avant tout des techniciens, voire des virtuoses. Il est beaucoup plus facile de savoir comment un compositeur du XIXème siècle souhaitait que son œuvre fût interprétée que de connaître les possibilités réelles d’interprétation d’une œuvre créée à l’époque des Lumières. Une tradition d’interprétation s’est développée qui a perduré jusqu’à nos jours, profitant également que l’évolution des instruments a été beaucoup plus lente.
Pourtant les œuvres de musique ancienne ont été interprétées pendant plus de 150 ans uniquement selon les mêmes méthodes utilisées pour les œuvres contemporaines. (voir ou plutôt entendre Le baroque avant le baroque) On ne qualifiera pas ce type d’interprétation, mais il est clair que le résultat n’aurait même pas pu être imaginé par le compositeur ainsi « interprété ».

Sanctus de la Messe en si de Jean Sébastien Bach, interprété par le New Philarmonia Orchestra sous la direction d’Otto Klemperer et le Chœur de la BBC (1967)


La HIP (Historically informed performance : interprétation selon les données historiques) vise à retrouver des interprétations plus proches de ce qu’un compositeur de musique ancienne pouvait rechercher. Depuis quelques années, elle s’est développée aussi dans la musique du XIXème siècle, ce qui est assez logique, puisque les instruments et les habitudes d’interprétation ont évolué en 200 ans, même si la continuité de la tradition d’interprétation et la plus grande complétude des partitions rendent les différences moins sensibles. Mais initialement, c’est à la musique baroque que s’est d’abord attaché le renouvellement interprétatif. D’où le nom d’abord péjoratif de « baroqueux » donné en France à ce mouvement et aux musiciens qui en faisaient partie.
Le renouveau a touché également les périodes antérieures et immédiatement postérieure au baroque. Dès le début, Alfred Deller a chanté les musiques de la Renaissance anglaise autant et même davantage que Purcell ; Harnoncourt s’est intéressé à Mozart autant qu’à Monteverdi, Bach et leurs contemporains. Le renouveau de l’interprétation s’est vite accompagné d’une redécouverte d’œuvres et de compositeurs tombés dans l’oubli.

Ce mouvement désormais arrivé à maturité à succédé à une longue histoire de « redécouverte » de la musique ancienne et plus spécifiquement baroque.

Des précurseurs aux grands pionniers de la HIP, retour vers le passé

Quelques précurseurs

Partita en si bémol majeur BWV 825 interprétée en 1936 par Wanda Landowska sur son fameux clavecin


(On peut retrouver l’enregistrement sur un CD paru en 2010)

Extrait du Prélude et fugue BWV 545 interprété en 1935 par Albert Schweitzer sur un orgue londonien

Le 11 mars 1829, le jeune Félix Mendelssohn, 20 ans, ouvre l’ère de la redécouverte de la musique baroque en dirigeant la représentation de la Passion selon Saint Matthieu de JS Bach. Dans le même esprit que les baroqueux 150 ans plus tard ? « Je me suis toujours fait un devoir de laisser les œuvres exactement telles qu’elles furent écrites », écrit-il… alors qu’il avait 158 chanteurs et un grand orchestre romantique pour jouer une passion raccourcie avec des transpositions d’instruments et de tessitures vocales.

Après le grand compositeur, le musicologue belge François-Joseph Fétis fait revivre les opéras baroques avec des instruments anciens. Il lance un véritable mouvement, mais son œuvre la plus importante est sans doute la création dès 1833 de la collection d’instruments anciens du Conservatoire de Bruxelles qu’utiliseront encore 140 ans plus tard les premiers baroqueux belges…

Vient ensuite, 60 ans plus tard, le luthier français d’origine suisse émigré à Londres Arnold Dolmetsch, également interprète et grand professeur de luth, auteur d’un ouvrage fameux L’interprétation des la musique des XVIIème et XVIIIème siècles (1915). A la même période, une effervescence autour de la musique ancienne s’est faite à Londres et en même temps à Paris, avec la Schola Cantorum de Paris dont Vincent d’Indy fut une cheville ouvrière, tandis que 3 personnalités défendaient la musique ancienne, le musicologue et écrivain Romain Rolland, l’organiste Albert Schweitzer (qui a notamment travaillé Bach et sur Bach) et la claveciniste Wanda Landowska, dont les réalisations n’ont pas toujours été à la hauteur des intentions (dans Musique ancienne, publié en 1909, elle a par endroits des propos que ne renierait pas Harnoncourt) car elle avait fait construire un clavecin censément adéquat à l’interprétation de musique ancienne mais tenant compte des progrès techniques du 19ème siècle… dont vous pouvez juger le son vous-même.

La période de l’entre-deux guerres a été plutôt des années de régression dans l’interprétation de musique ancienne. C’est pourtant en 1933 qu’a été fondée la Schola Cantorum Basiliensis (de Bâle en Suisse), future pépinière de baroqueux où enseigna August Wenzinger, fameux violoncelliste et gambiste (joueur de viole de gambe), le premier à avoir interprété des Concertos brandebourgeois sur instruments d’époque, 12 ans avant Harnoncourt, le premier aussi à avoir enregistré intégralement l’Orfeo de Monteverdi. Pendant ce temps, à Vienne, la claveciniste Isolde Ahlgrimm, malheureusement peu représentée dans les collections de la Bibliothèque de Lyon jouait un rôle presque équivalent.


La voie intermédiaire

Le fameux Canon de Pachelbel interprété par l’orchestre de chambre Jean-François Paillard

I Solisti veneti en 1970 conduits par Claudio Scimone dans le Concerto pour deux mandolines P133 de Vivaldi

A partir des années 50, tandis que se poursuivent de grandes productions de musique baroque interprétées comme post-romantiques (par exemple cette Messe en si de JS Bach que l’on peut écouter sur demande au département musique) et que les premiers pionniers de la HIP créent dans l’ombre, se développent toute une série d’Orchestres de Chambre qui jouent sur instruments modernes et sans beaucoup de recherche philologique préalable, avec cependant un esprit qui nous semble plus adapté à la musique ancienne. Les mauvaises langues parmi les baroqueux prétendent que c’est juste une question financière, l’orchestre de chambre répond au besoin de musique vivante à moindre coût qu’un orchestre symphonique. Des interprètes à la forte personnalité ont néanmoins émergé de ce mouvement avec des orchestres plus ou moins spécialisés dans la musique baroque et classique. Citons par exemple l’Orchestre Bach de Munich, dirigé par Karl Richter
Jean-François Paillard qui a donné son nom à un orchestre, le chef lausannois Michel Corboz, souvent brandi en étendard par les anti-baroqueux, Claudio Scimone qui a fondé l’orchestre I Solisti veneti et a notamment triomphé dans Vivaldi interprété avec une classe tout italienne ou l’Académie de Saint Martin in-the-Fields fondée en 1959 par Neville Marriner notamment lorsqu’elle a travaillé sur les Concertos brandebourgeois (en écoute sur place->http://catalogue.bm-lyon.fr/?fn=ViewNotice&Style=Portal3&q=490858] à la Bibliothèque de la Part-Dieu) en utilisant pour la première fois des instruments originaux avec le claveciniste et musicologue Thurston Dart (dont ce devait être le testament : il est mort avant même la fin de l’enregistrement). Mais on est déjà là dans la HIP, l’interprétation historique.


Les grands pionniers de la HIP

Trois grands noms sont à mettre en exergue, par leur influence tant auprès des spécialistes que du grand public, par leur action particulière pour faire passer l’interprétation historique de la musique ancienne du rang de curiosité pour spécialiste à celui de manière d’interpréter essentielle. Ce ne sont certes pas trois personnalités isolées, parallèlement d’autres interprètes et musicologues moins connus, comme le flutiste anglais David Munrow, par exemple, ont mené un travail de fonds, et joué leur rôle dans l’avènement de la HIP. Mais c’est la trinité qui reste :

C’était en 1953 ! (qualité de l’enregistrement de l’époque) : Alfred Deller chante Giulio Cesare de Haendel (1724)

Né en 1912, Alfred Deller est un pur produit du hasard. Chanteur soprano dans le chœur de la cathédrale de Cantorbéry, il s’avéra que sa voix restait très aigüe après sa mue. Il ne put trouver aucun professeur et dût se forger lui-même sa technique. Il avait près de 30 ans quand le musicien et musicologue Michael Tippett lui apprit que sa voix était celle d’un contreténor et apprit au monde que cette tessiture qu’on croyait disparue depuis 2 siècles existait encore. Deller allait fonder le Deller Consort pour interpréter les œuvres correspondant à sa voix. Ce n’est pas un pur baroqueux, son répertoire est largement consacré à la musique moyenâgeuse et élisabéthaine (Renaissance anglaise), il a interprété un opéra spécialement composé pour lui par Benjamin Britten, Le Songe d’une nuit d’été(1960). Mais il a aussi triomphé dans Haendel, Blow et surtout Purcell. En outre, il joua un rôle important dans le travail de deux autres grands pionniers de la HIP Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt, auxquels il fit ressentir la réalité de ce qu’ils recherchaient.


Gustav Leonhardt à son instrument de prédilection en 2001 : sarabande de la suite en fa mineur BWV 823

Mort en 2012, Gustav Leonhardt, formé à la Schola Cantorum Basiliensis a été un des maîtres de la génération qui a connu l’éclosion du mouvement baroqueux : Amsterdam est devenu ainsi la Mecque, la Rome, l’alma mater du mouvement. Que ce claveciniste et chef d’orchestre, anti-romantique par excellence, à l’allure ascétique ait été le maître d’une génération de post-soixantehuitards déjantés est un des mystères de la musique et musicalement, il est plus proche d’un marginal comme le claveciniste américain immigré en France Scott Ross(qui a dit : « Je serai Leonhardt ou rien ! ») que d’un grand pianiste dont l’âge et le « look » se rapprochent davantage du sien. Bref, ce n’est pas ce qu’on appellerait un saltimbanque même si à côté d’innombrables concerts et enregistrements (dont 72 disques compacts dans les Bibliothèques de Lyon), il joua un rôle dans un film, mais quel film ! La Chronique d’Anna Magdalena Bach et quel rôle ! celui de Jean Sébastien Bach lui-même !


Fin de la cantate BWV 147 enregistrée au monastère baroque de Melk en décembre 2000. Evolution de Harnoncourt : tant de chanteuses ! Mais quel engagement du chef ! Il existe un DVD du concert entier (avec la Cantate BWV 61 et le Magnificat) paru chez Arthaus en 2011.

D’un an son cadet, Nikolaus Harnoncourt est lui carrément un aristocrate ; il choisit très tôt l’interprétation authentique en fondant le Concentus musicus Wien. Initialement violoncelliste, il est très vite devenu chef d’orchestre ; plus porté vers l’organisation et la théorisation que Gustav Leonhardt, il a très souvent travaillé avec lui, y compris dans sa plus longue aventure, l’enregistrement d’une intégrale des 200 Cantates de Jean Sébastien Bach, de 1971 à 1990. Faut-il avouer que ce pionnier héroïque et controversé s’est, la cinquantaine passée, aventuré sur les territoires les plus courus de la musique du dix-neuvième siècle, renouvelant profondément les interprétations de Schubert, de Beethoven et même de Brahms en tenant compte des leçons de fidélité des baroqueux.
C’est probablement Harnoncourt et son goût de la théorisation qui ont porté, du moins aux yeux du grand public, l’avènement de l’interprétation baroqueuse. Ses livres théoriques, essentiellement des recueils d’articles (Le Discours musical et Le dialogue musical : Monteverdi, Bach et Mozart) présentent le point de vue baroqueux des premières décennies du mouvement, mais aussi une conception de la musique comme art essentiel à toute vie humaine. Cette exigence a priori explique peut-être qu’il ait essentiellement travaillé sur des compositeurs considérés comme essentiels (sa discographie à la bibliothèque de Lyon ne comporte presque que des « grands noms » de compositeurs) et n’ait pas, comme les générations suivantes, contribué à la redécouverte de grands musiciens baroques injustement oubliés.


Les baroqueux sur la voie du triomphe

A partir de la fin des années 60, le mouvement baroqueux s’est considérablement développé par contagion à partir des centres initiaux anglais, autrichien et néerlandais, vers l’Allemagne et la France tout d’abord, l’Espagne, la Suisse, l’Italie et jusqu’au Japon d’où le Bach Collegium Japan de Masaaki Suzuki (qui a étudié à Amsterdam, avec Ton Koopman notamment) achève une intégrale des cantates de Bach qui représente la nec plus ultra de la conception actuelle de cette musique. Parallèlement, le vague de l’interprétation selon les données historique avait enflé aussi dans le nouveau monde, au Canada, aux Etats-Unis (d’où deux immenses talents ont émigré en France et y ont joué un rôle très important, Scott Ross, déjà cité, et William Christie, le fondateur des Arts florissants) et même l’Argentine, patrie de Gabriel Garrido, responsable de l’interprétation de l’Orfeo privilégiée par Beaussant (lequel a découvert l’interprétation baroqueuse en Australie), mais de bien d’autres interprétations aussi
Bref, le mouvement baroqueux, l’interprétation selon les données historiques, s’est répandu dans toute la partie de notre planète qui s’intéresse à la musique classique occidentale.
Il y a un quart de siècle, Philippe Beaussant pouvait écrire : « ce qui a orienté et dirigé le rapport nouveau qui s’est établi entre les interprètes et la musique ancienne […] c’est que certains soient partis à la recherche du son perdu et d’autres pas. La césure est là. Il y a ceux qui nous parlent du son retrouvé et ceux qui n’ont pas habitué leur oreille à ces sons-là. »

Si la France a été une terre d’élection pour les baroqueux, elle le doit à plusieurs éléments indépendants qu’on citera en vrac : la proximité de la Belgique, elle-même proche des Pays-Bas et où l’héritage de François-Joseph Fétis ne s’était pas perdu ; le rôle pionnier de Jean-Claude Malgoire ; l’intervention de l’Etat et des régions ; les festivals de Provence et du sud de la France en général ; le travail d’Harmonia Mundi, le rôle fédérateur et vulgarisateur d’un Philippe Beaussant, etc. L’accueil de grands musiciens étrangers a à son tour renforcé l’intérêt et les compétences des musiciens français ; les conservatoires ont développé des départements de musique ancienne… Un Point d’actu ! a célébré les 20 ans d’un mémorable sommet de l’interprétation baroqueuse en France, la fameuse représentation d’Atys, un autre article sera nécessaire pour parler des baroqueux à Lyon.

Une caractéristique essentielle de cette expansion de l’interprétation baroque, c’est qu’elle s’est accompagnée par une réévaluation de compositeurs mal connus, une redécouverte de compositeurs peu connus et la découverte d’œuvres voire de musiciens pratiquement ignorés. Les anthologies possédées par la bibliothèque donnent une idée de ce foisonnement. A l’origine, on peut y voir la fréquentation des bibliothèques et archives musicales pour retrouver toutes les sources d’interprétations, travail historique et musicologique préparatoire pour la mise en place des partitions et le choix des modes d’interprétation avant même la toute première répétition. Ces bibliothèques et archives recelaient des partitions inconnues. Elles en recèlent d’ailleurs encore, mais de moins en moins !

Réticences et polémiques, pourquoi les baroqueux ont fâché

Si l’on peut dire que l’interprétation historiquement renseignée est devenue dominante, c’est après de nombreuses batailles et polémiques, dont les arguments n’ont pas toujours été médiocres.

La querelle de l’authenticité.
Que recherchent les baroqueux ? Quelque chose qui est impossible à (re)trouver, qui n’existe peut-être même pas ! Il est impossible de reconstituer la manière de jouer des époques antérieures à 1800. Les partitions sont par nature lacunaires (elles ne donnent pas tous les instruments, pas tous les ornements, les traités d’interprétation sont contradictoires, les oreilles des auditeurs ont évolué… les interprétations des baroqueux n’ont rien de plus authentique que les interprétations traditionnelles.
A cela les baroqueux répondent qu’il ne s’agit pas de retrouver une interprétation authentique, que plusieurs sont possibles, il s’agit de s’approcher davantage des intentions du compositeur pour in fine essayer de trouver une interprétation qui s’accorde aux interprètes, qui soit accessible à un public contemporain et qui s’éloigne aussi peu que possible des projets du compositeur.
Cette querelle originaire de l’authenticité reste celle qui n’a pas été tranchée. L’interprétation dominante pendant un siècle et demi après Mendelssohn et particulièrement au milieu du XXème siècle, avec le diapason à 440 Hz, le tempérament égal, des instruments et un jeu issus du romantisme est sans doute plus loin des idées des compositeurs baroques que celle des baroqueux. Mais celle-ci est aussi une interprétation de notre époque.
La limite de l’authenticité est évidente dans l’opéra. Pour la musique, voire la diction, on s’efforcera de travailler à partir des sources pour s’en approcher. Mais pour le décor et la mise en scène, on ne parlera jamais d’authenticité, on dira reconstitution, et on s’en écartera avec horreur…

La querelle des instruments
C’est aussi la querelle du progrès. Les compositeurs baroques, disent les anti-baroqueux, ont fait ce qu’ils ont pu avec les instruments imparfaits de leur époque. On leur rend mieux justice en utilisant les instruments les plus modernes qui ont bénéficié de tous les progrès. C’est juste oublier que les progrès ont été corrélatifs de changements dans la musique et que ce qui a été gagné pour l’interprétation des nouveautés a souvent été perdu par ailleurs. Les compositeurs ont composé pour les instruments de leur temps, en tirant parti de leurs caractéristiques propres.
Scott Ross admettait une interprétation sur instruments contemporains (en l’occurrence une interprétation au piano de musique pour clavecin) faite par quelqu’un qui avait étudié l’œuvre et son interprétation sur instruments d’époque et qui pouvait justifier d’autres choix. (Voir Les leçons particulières de musique avec Scott Ross). Mais le rejet par principe des instruments anciens ne tient pas.

La querelle du contre-ténor
Avant la question de savoir ce qui différencie un contre-ténor d’un haute-contre, question à laquelle le Guichet du savoir a déjà répondu en 2005 puis en 2012, c’est la question de la voix même d’Alfred Deller, puis de toutes les voix masculines aiguës qui a été posée par des traditionnalistes aux limites de l’homophobie. Rien d’intéressant là-dedans, si ce n’est de connaître la violence des attaques contre les premiers baroqueux.

La querelle du diapason
La hauteur des notes est donnée à partir du la situé au milieu de la portée en clé de sol, dit la3. C’est le la que donnent les diapasons qui permettent d’accorder les instruments de musique et une convention de 1939 le fixe à 440 hertz (c’est-à-dire 440 vibrations par seconde). Mais la fréquence du diapason a augmenté globalement tout au long du XIXème siècle et avant 1800, le diapason variait suivant les régions, voire dans certaines villes entre un diapason d’église et un diapason de chambre. Arthur Wenzinger, le fameux pionnier bâlois avait choisi empiriquement d’utiliser un diapason à 415 Hz, soit un demi-ton plus bas que le diapason « officiel » de son époque (et de la nôtre). Ce la 415 fut brandi comme chiffon rouge devant les anti-baroqueux, la malicieuse violoniste suisse Chiara Bianchini donna même le nom de 415 à l’ensemble baroqueux qu’elle fonda. Mais le principe même de l’interprétation historique est de choisir le diapason pour chaque œuvre interprétée en fonction des données musicologiques et historiques, voire de la tessiture des interprètes. Les compositeurs baroques s’attendaient à ces variations de diapason en fonction des lieux où leurs œuvres seraient jouées. La plupart des auditeurs ne remarquent que la hauteur relative des notes. C’est donc bien une querelle absurde autant qu’elle est amusante. C’est ce qui explique qu’elle ait eu le plus grand retentissement
En revanche, la querelle du tempérament n’a pas eu lieu : elle est trop technique (voir par exemple ici), pourtant la différence des tempéraments est sensible à l’oreille d’un néophyte, alors que le diapason peut passer inaperçu s’il n’induit pas des problèmes avec une voix.

Ce qu’il faut imaginer, c’est que ces querelles ont eu dans les années 60 et 70 une grande violence. Les positions des baroqueux notamment ont été toujours caricaturées. Les plus grands musiciens contemporains eux-mêmes (Boulez, Schaeffer) sont intervenus pour opposer aux baroqueux un argument décisif : ce seraient des sortes de prêcheurs d’arrière-mondes qui détourneraient l’attention de la musique contemporaine en proposant une sorte de nouvelle contemporanéité de la musique ancienne. A l’origine de cette querelle, une rivalité concrète pour trouver de l’argent, trouver des musiciens aussi : les plus sages d’entre eux s’orientant vers les grandes phalanges célèbres, les plus aventureux devaient se partager entre musique ancienne et musique contemporaine et beaucoup ont fini par s’engager presque exclusivement dans la musique ancienne, au premier rang desquels les frères Kuijken ou Frans Bruggen.

Brève bibliographie subjective

3 livres

Vous avez dit baroque ? de Philippe Beaussant, une des sources essentielles de cet article, un plaidoyer passionnant, informé mais surtout engagé, dont le contenu dépasse le seul aspect de l’interprétation de la musique baroque. Il s’agit également d’histoire de l’art et de l’envie de musique et d’art que nous avons tous.
Evidemment, nous recommandons tous les livres de Philippe Beaussant, nécessaires à tous ceux qui auront été touchés par le virus baroqueux. Outre le guide de lecture sur l’Orfeo de Monteverdi, déjà cité, nous attirons l’attention sur Le Passage (de la Renaissance au Baroque). Mais il ne s’agit pas de faire de Beaussant un spécialiste de Monteverdi, ses livres sur Versailles, Lully, Couperin et sur l’un des derniers génies du Baroque, Rameau sont aussi passionnants.

Le Monde de la musique ancienne de Pierre François est une découverte beaucoup plus intéressante pour le mélomane que son sous-titre, « sociologie économique d’une innovation esthétique » ne le laisserait supposer. Il montre à la fois l’endroit (l’innovation esthétique) et l’envers (l’économie) de l’interprétation baroqueuse, décrivant les conditions de vie, la manière dont les musiciens et les ensembles peuvent perdurer et créer.
Attention : le livre publié en 2005 est à jour en 2000 seulement, car il s’agit de la réécriture d’un travail de recherche antérieur. Par ailleurs, il ne traite que de la France. Il n’en est pas moins très éclairant .

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histoire d’un renouveau

La musique ancienne et son interprétation de Mendelssohn à nos jours, de Harry Haskell a probablement déjà été traduit de l’américain par Laurent Slaars et Gilles Cantagrel (un autre spécialiste français de la musique baroque éminemment recommandable) en a probablement écrit une préface, mais il n’est pas encore paru…
Actes Sud s’en occupe mais se heurte semble-t-il à des problèmes de droits. Ce livre nous aurait sans doute permis d’avoir une vision moins européo-centrée… C’est le classique sur le sujet, le livre qu’on attend, actualisé et en français – à réserver chez son libraire, mais on ne sait pour quand.
A défaut, Ivan A. Alexandre propose une synthèse remarquable sous le titre Le printemps des anciens, en guise de préface au Guide de la Musique ancienne et baroque paru chez Robert Laffont dans la collection Bouquins en 1993 et jamais remis à jour, ce qui rend malheureusement l’essentiel de l’ouvrage obsolète, bien que les 45 pages d’Ivan Alexandre gardent toute leur pertinence historique… Ce petit guide lui doit beaucoup.

3 D.V.D.

Vous pouvez prendre une leçon particulière de musique (nom d’une excellente collection de D.V.D.) avec Anner Bylsma, René Jacobs, Kenneth Gilbert, entre autres, mais s’il ne faut en prendre qu’une, prenez la leçon de Scott Ross : déjà malade, le grand claveciniste qui allait bientôt mourir reçoit plusieurs élèves dans le cadre de la Villa Médicis à Rome, il offre une grande leçon de musique, explique ses conceptions de l’interprétation baroque, interprète lui-même une pièce de Rameau. Outre son talent de musicien et de pédagogue, il enchante par son franc-parler, son humour, son humanité.

L’Orfeo de Monteverdi dans une interprétation musicale de René Jacobs et une mise en scène de la grande chorégraphe Trisha Brown montre tous les problèmes liés à l’authenticité dans l’interprétation des baroqueux. L’interprétation musicale de René Jacobs est ce qu’on attend : un très beau travail baroqueux, très respectueux des recherches musicologiques, des nuances, plein d’allant. Le travail de Trisha Brown est bien loin d’une reconstitution ; c’est une mise en scène du XXème siècle qui évoque magnifiquement le baroque : la Musica suspendue dans les airs nous rappelle bien l’esthétique des angelots baroques, les costumes évoquent une antiquité rêvée qui correspond à l’état d’esprit du cercle florentin promoteur de la monodie et des débuts de l’opéra. Bref, le baroque y est, sans aucune reconstitution, alors qu’on le retrouve dans la musique par le travail philologique. Pour vous amuser, lisez les commentaires navrants ou enthousiastes sur Amazon, puis découvrez ce chef d’œuvre du dix-septième siècle commençant et du vingtième siècle finissant !

Nous terminerons par un autre film qui ne traite pas de l’interprétation, déjà cité, mais indispensable. On le trouve à la Bibliothèque de Lyon dans un coffret consacré à Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. C’est, bien sûr, la Chronique d’Anna Magdalena Bach, film dans lequel Gustav Leonhardt tient le rôle de Jean-Sébastien Bach : grand cinéma, grande musique, grande interprétation…

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2 thoughts on “Du baroque aux baroqueux”

  1. Caio Xavier da Silveira dit :

    Dans toute la querelle baroqueuse on parle des principes d’authenticité, on parle des instruments, modernes où anciens, on parle des contre-ténors, des diapasons, on parle de tout, mais je n’ai JAMAIS entendu parler du plus important : de l’ARTICULATION ! Même les anti-baroqueux n’en parlent pas. Or c’est cette articulation, qui rapelle le miaulement des chats, c’est cela cela qui choque LE PLUS ! C’est laid. Point à la ligne. Or, l’art c’est la beauté. C’est Harnoncourt qui, chez lui à Vienne, au début des années 60, après mult experiences a “inventé” de toute pièces – c’est lui qui le dit – ce phrasée-là , ces articulations, le coeur même des baroqueux. Ça choque l’oreille et l’esprit. Pourquoi ce silence assourdissant ?

  2. Caio Xavier da Silveira dit :

    On parle de tout, on parle d’authenticité, on se querelle sur instruments modernes ou anciens, on parle de rubato ou pas rubato, de diapasons, 440 ou 415, de vibrato, aussi bien des voix que des instruments, des contre-ténors ou pas, on se querelle si l’interprétation est romantique ou pas, si elle est faite pour surprendre ou pour choquer ou pas, on parle de tout. Je n’ai JAMAIS entendu parler du PLUS IMPORTANT : de l’ARTICULATION ! Cette articulation-miaulement-de-chats, « inventé » par Harnoncourt, après moult expériences chez lui, à Vienne, au début des années 60, c’est lui qui le dit ! On parle jamais des articulations, le CŒUR MÊME de l’interprétation baroqueuse. C’est laid. Ça choque ! Or, l’art est fait pour le beau. Pourquoi ce silence assourdissant ?

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