Les puces font de la résistance

Chiptune

And the bit goes on

- temps de lecture approximatif de 12 minutes 12 min - Modifié le 15/01/2019 par La COGIP

Le son des jeux vidéos des années 80 est à la base d'un courant musical sérieusement ludique nommé Chiptune. Son périmètre sonore est contraint par les limitations techniques des puces électroniques (chip) qu'il exploite : un infini restreint qui pousse au dépassement créatif pour se distinguer et faire groover les 1 et les 0.

MOS 6581
MOS 6581

Introduction : ChipTune et retro-gaming

Le terme ChipTune, littéralement un air (tune) produit à l’aide d’une puce électronique (chip), fait référence à la musique composée pour les premières consoles de jeux, arcade, et micro-ordinateurs dans les années 1980. Il désigne par extension toutes les musiques créées à partir de ces puces électroniques qui peuplaient les consoles 8-bit (de 1983 au début des années 1990), c’est pourquoi on parle aussi de 8-bit music.

Une véritable scène musicale Chiptune s’est développée parallèlement à la culture du jeu vidéo, et à la montée progressive de la culture du rétro-gaming (pour aller très vite, la passion pour les jeux vidéos d’antan). Il s’agit donc aussi bien des compositeurs des musiques de jeux vidéos d’origine, des compositeurs de la ‘demoscene‘ (sous-culture informatique rassemblant des créateurs dans les domaines de la musique, de l’infographie et de la programmation), que des artistes de la scène electro influencés par l’esthétique du jeu vidéo rétro.

Le retro-gaming est désormais une planète, voire un univers parallèle. Technologiquement bloqués dans les décennies antérieures et plus particulièrement dans les années 80, ses habitants ne veulent pas quitter le premier âge d’or des possibles numériques. Y rester fidèle n’est pas un refus de la technologie, mais une immersion en partie nostalgique dans une représentation datée du futur, plus naïve, simpliste et même poétique que celui qu’on entrevoit aujourd’hui. C’est pour beaucoup d’amateurs un retour en enfance, et pour les plus jeunes un détour presque archéologique par les origines du jeu vidéo (considéré aujourd’hui comme un sport).

Confronté à ces sons basse résolution, votre degré de nostalgie auditive dépendra de votre génération : dans les années 1980, la génération X (nés entre 1965 et 1979) était ado, la génération Y (nés entre 1980 et 1995) était enfant. Pour eux les blips et blops caractéristiques sont autant de madeleines de Proust (et pour les adeptes du jeu Ferrari Grand Prix Challenge, des madeleines de Prost). Pour les millenials (génération Z, nés à partir de 1995), ces sons évoquent un passé lointain, et en même temps familier car il a traversé les époques, comme nous allons le voir et l’entendre.

Rythme, ligne de basse et instrument solo s’entremêlent dans une bouillie crépitante lo-fi et vite lassante à nos oreilles de 2018, mais mélodieuse et grandiose pour ses nombreux adeptes.

Quelques titres pour commencer :

The Legend of Zelda (Koji Kondo, NES, – 1986) – Arkanoid (Martin Galway, C64 – 1987) – Xenon (David Whittaker, Atari ST – 1988) – Ferrari Grand Prix Challenge (Neil Baldwin, NES – 1992)

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Techniquement : le son chiptune

La musique et les sons des jeux videos sur les consoles (et ordis) de première génération que sont Atari 2600, Commodore 64, et autre Nintendo Gameboy sont synthétisés et générés en temps réel par une puce informatique dédiée(C64) ou via le processeur principal (Gameboy et NES), qui joue la partition programmée et les sons propres au jeu (aujourd’hui grâce aux capacités de mémoire informatique bien plus grandes, la musique et le design sonore sont basés le plus souvent sur des échantillons pré-enregistrés).

Des explications claires (les sous-titres français sont à ajouter dans les paramètres)

Ces puces répondent aux doux noms de Ricoh 2A03 (sur la NES), Sharp LR3590 (sur la Gameboy), Yamaha YM2149 (Atari ST), Yamaha YM2612 (Sega Megadrive), AY-3-8910 (Amstrad CPC, Sinclair ZX Spectrum)…

La plus réputée pour les puristes est celle présente dans le Commodore 64, de conception américaine. Une des machines les plus populaires au début des années 80, en avance sur la concurrence en termes de mémoire notamment (64 Ko !). Sa puce dédiée au son est la SID (Sound Interface Device), ou MOS 6581 et a été créée par Bob Yannes, plus tard co-fondateur de la firme Ensoniq (derrière le fameux sampleur Mirage)

MOS 6581

SID Diagrams

Le nombre limité de voix (ou canaux, pistes) exploitables avec ces puces primitives rend difficile la production d’une musique riche et polyphonique. La SID est une puce / synthétiseur à 3 voix seulement (3 sons jouables en simultané).

Un passage rapide mais nécessaire au stand technique, le temps d’une explication wikipédienne éclairante (promis) :

La plupart des sons de ces circuits sont générés à partir de formes d’onde très simples, comme les ondes sinusoïdales, les signaux carrés, triangulaires ou en dents de scie, et des percussions basiques (générées à partir de bruit blanc passant à travers un générateur d’enveloppe). Des oscillateurs basse fréquence permettaient également de contrôler certains paramètres tout au long d’un cycle (…)”

(page wikipédia.fr sur le Chiptune)

Une façon détournée d’atteindre un effet de richesse est de faire des arpèges très rapides (les notes d’un accord, jouées en séquence plutôt qu’en même temps, pour simuler le son d’un accord sans avoir à utiliser plusieurs pistes). L’accumulation de notes, de montées et de descentes est typique de la chiptune.

Cette série de 9 vidéos sur Youtube par l’utilisateur explod2A03 détaille (en anglais) les possibilités sonores de la NES et sa puce créée par Hirokazu Tanaka, avec de nombreux exemples :

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Les pionniers, la scène démo…

Des limitations techniques et contraintes matérielles naît une grammaire musicale adaptée, qui nécessite pour les compositeurs, outre le talent artistique, des connaissances poussées en programmation, et un sens aigu du bricolage de code. Il s’agit en effet de faire plus avec moins, et d’optimiser les compositions en termes de mémoire utilisée et de tenter de sonner plus ample malgré les contraintes. C’est la même problématique visuellement, avec les pixels, et le défi que représente la création de personnages (sprite) reconnaissables en seulement quelques briques colorées.

 

Rob Hubbard

Compositeur anglais né en 1955.

Il commence sa carrière informatique en tant que développeur de programmes éducatifs et crée même un jeu. Le succès n’est pas au rendez-vous mais les réactions positives qu’il reçoit, notamment de la société de développement Gremlin Graphics, à propos des musiques de ses programmes le persuadent de se spécialiser dans ce domaine. (Wikipedia)

Il était en effet nécessaire pour composer pour les jeux vidéos d’être codeur autant que musicien : Rob Hubbard décrit au début de cette vidéo comment il travaillait, sans trackeur, sans séquenceur, en utilisant la technique de programmation en assembleur, qui implique de traduire en code hexadécimal les notes. Une gymnastique qu’il a fini par maîtriser comme un nouveau solfège.

Une des techniques qu’il développait pour faire illusion et simuler la grosse production hollywoodienne était de faire se succéder rapidement les ‘instruments’, comme autant de participants jouant tour à tour leur partition. Une stratégie qui peut faire sourire mais qui fonctionne assez bien (dans “Monty on the run” par exemple)

R. H, auteur de 75 bandes-sons de jeux Commodore 64 entre 1985 et 1989, nous explique dans cette interview qu’il devait négocier avec l’éditeur du jeu vidéo l’obtention d’au moins 10% de la mémoire disponible afin d’y caser musique et design sonore, et de lui autoriser jusqu’à 10% de l’activité du processeur.

Petite playlist Rob Hubbard

Dans cet extrait du documentaire ‘From bedrooms to billions’, Rob Hubbard, Ben Daglish et Martin Galway expliquent (en anglais) quelques unes de leurs techniques de composition (à partir de 2:40) :

Jeroen Tel

Compositeur néérlandais né en 1972. Il n’a que 15-16 ans quand il monte avec Charles Deenen la première compagnie au monde de musique de jeux vidéos : Maniacs of Noise, toujours active aujourd’hui. Membre très actif de la ‘demo scene’, il est l’auteur d’un grand nombre de musiques dès 1987 pour Commodore 64, NES, Sega Master System, Amiga.

Petite playlist Jeroen Tel

Hirokazu Tanaka

Compositeur japonais pour Nintendo, il est l’auteur  de bandes-sons mythiques comme Metroid

Tanaka a aussi joué un grand rôle dans la conception et la progammation du matériel audio équipant la Gameboy et la NES (Nintendo Entertainment System ou Famicom). A mille lieux de cet univers, il se passionne pour le dub, avec et ses basses et ses effets sonores, dont il tire quelques enseignements pour ses compositions (limitées aux 3 voix – ou canaux – de la puce). Il n’est pas rare qu’elles contiennent des passages minimalistes basse + batterie à la façon du dub. Précisons que les compositeurs étaient libres d’expérimenter et ne subissaient pas encore la pression des éditeurs pour ne pas trop déplaire à la ménagère.

Il n’est pas étranger à l’appropriation du son des machines par les gameurs hackeurs bricolos : en associant à l’accessoire Gameboy Camera un séquenceur permettant de manipuler le son, il a ouvert les portes de la création et de l’exploitation musicale de la Gameboy par les amateurs, et a certainement contribué à faire naître des vocations.

La série documentaire produite par Red Bull Radio Diggin in the carts, consacre 6 épisodes aux pionniers japonais de la VGM (Video Game Music). Visible sur Youtube, et avec sous titres en français (le choisir dans les paramètres), ce doc est une mine d’informations sur le versant japonais de l’histoire. On y croise les compositeurs Junko Ozawa (compositrice pour Namco), Hirokazu Tanaka (qu’on vient d’évoquer), Masashi Kageyama (pour les jeux Sunsoft), Hayato Matsuo, Hitoshi Sakimoto, Yoko Shimomura (compositrice du mythique Street Fighter 2 pour la Super Nes), Yuzo Koshiro (compositeur du technoïde Streets of Rage pour la Megadrive de Sega), Nobuo Uematsu… On y évoque Nintendo, Sega, et les éditeurs Konami (les premiers à intégrer une puce audio supplémentaire directement dans la cartouche du jeu – la VRC6), Sunsoft, Capcom…

Le label de bass music Hyperdub a sorti une compilation de classiques évoqués dans le documentaire :

Diggin’ in the carts : a collection of pioneering japanese video game music, dispo dans nos collections.

Quelques compositeurs japonais (attention, du 16bit s’est glissé dans la liste)

Yuzo Koshiro ne s’en cache pas, la house music et la techno de Detroit l’ont grandement influencé pour les musiques des jeux  Streets of Rage :

Koji Kondo

Absent du documentaire, Koji Kondo est un autre héros nippon pas mauvais. On lui doit l’ultra culte musique de Super Mario Bros, et ses suites, et aussi La Légende de Zelda, entre autres blockbusters.

https://www.youtube.com/watch?v=PAP_OHvhGc0

Détournement hip hop par Benefit au début des années 2000

Version orchestrale…

https://youtu.be/V-cvUnLwHoM

Citons aussi (dans l’ordre de la playlist qui suit 🙂 David Whittaker, Chris Hülsbeck, Martin Galway, Tim Follin, Kinuyo Yamashita, Ben Daglish, Toshio Kai, Kris Hatlelid, Charles Deenen…

La scène démo : une contre-culture

Comme dit plus haut, la ‘demoscene‘ est une communauté informatique rassemblant des amateurs et des professionnels, et dont l’objectif est d’exploiter artistiquement (musique, infographie, programmation) les possibilités des ordinateurs : pousser les machines à leur maximum, pour la beauté du geste (technique).

Encore une fois, wikipédia le dit bien, pourquoi s’en priver :

“Le postulat de base est de réaliser des performances technologiques/artistiques en jouant sur des astuces de programmation ou de réelles performances programmatiques. Les programmes ainsi créés sont appelés démos  (…)

La « démo » est donc d’une certaine manière une démonstration des talents de leurs auteurs.”

On retrouve ces démos notamment dans les jeux vidéos crackés (à ne pas faire chez vous) de l’époque, sur Amiga ou Atari ST par exemple. En effet, les jeux contenaient déjà dans leur code des procédés anti copie, que les informaticiens en herbe se sont ingéniés à casser. Un défi informatique qui s’est transformé en une pratique répandue voire une compétition entre groupes de hackeurs, crackeurs de code, à l’heure du BBS (Bulletin Board System = en quelques mots un réseau ancêtre d’internet). Une fois les logiciels (jeux) crackés, ces groupes les redistribuaient en y intégrant la marque de leur exploit sous la forme d’un écran d’introduction contenant animation multimédia et musique : une démo ou cracktro (crack d’introduction).

Assembly 2004

Photo prise par ZeroOne durant Assembly 2004. Dans 15 minutes tu vas au lit, fiston !

Exemples de démos sur Atari ST (la vidéo démarre par un historique et le spectacle commence à 1:09)

La musique est réalisée à partir de logiciels appelés trackers (trackeurs).  Le compositeur allemand Chris Hülsbeck en est à l’origine en 1986 avec son programme SoundMonitor pour Commodore 64, destiné à l’aider dans son travail. Suivra en 1987 Ultimate Soundtracker, créé par Karsten Obarski pour l’Amiga puis PC Master Race, Scream Tracker, Fast Tracker, Impulse Tracker… Beaucoup d’amateurs s’en emparent et la création musicale sur ordinateur (presque toutes les plateformes sont servies) devient plus accessible.

Une vue du très poétique Impulse tracker :

Impulse Tracker

Ces programmes caractéristiques de la demoscene semblent aujourd’hui un peu dépassés tant les outils de création numérique se sont développés et démocratisés. Par ailleurs internet permet un tel partage du savoir que l’émulation artistique a changé de visage.

Mais la demoscene existe toujours et des rassemblements sont régulièrement organisés, comme en atteste cet article de Geekzone. Et surtout elle perdure philosophiquement, dans son combat contre l’obsolescence technologique.

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La scène actuelle

L’esthétique des années 80 est comme vous le savez en excellente santé en 2018. Qui l’eût cru ?

Le rétro-gaming est plus fort que jamais, notamment car le gaming tout court se porte extrêmement bien.

Le développement de cette culture, parallèlement à la démocratisation de la musique par ordinateur a permis de maintenir en vie et même de redynamiser la scène musicale chiptune, à laquelle le magazine Tracks sur Arte consacrait il y a déjà 10 ans un reportage :

Le courant musical a une vie bien à lui, indépendamment du monde du jeu.

Alors que les consoles (et leurs jeux) se mettent dans les années 1990 à prendre leurs aises côté mémoire, elles abandonnent la puce ‘synthétiseur’ au profit de banques pré-enregistrées. La GameBoy, elle, a continué à intégrer une architecture à l’ancienne de synthèse sonore. Le travail de la communauté de hackeurs et bricoleurs aidant, la Gameboy a intégré une interface MIDI, lui permettant d’interagir avec d’autres instruments du studio utilisant le même langage, en gros. Des logiciels tels Nanoloop, ou Little Sound DJ (LSDJ) ont fait leur apparition, rendant cette plate-forme attractive et accessible aux amateurs.

Installation studio avec Gameboy

Elle se retrouve donc souvent dans le setup du musicien chiptune de base, l’exploitation des puces de NES ou de C64 en comparaison, exigeant des connaissances techniques plus poussées et moins purement musicales…

On peut distinguer les artistes faisant référence au son des jeux vidéos, en les samplant (citation sonore), et les artistes produisant du son en partie ou exclusivement à partir du matériel d’origine : gameboys, commodore, puces intégrées à des modules bricolés (Elektron Sidsation par exemple), trackeurs…

Crystal Castles ou Kap Bambino par exemple, entrent dans la première catégorie : La base de leur son n’est pas principalement chiptune, mais cette influence est très présente dans leurs titres.

L’autre catégorie est plus une niche musicale, qui n’a pas vocation à devenir mainstream. On y trouve par exemple le lyonnais 2080, dont voici une interview intéressante par retro-games.fr

Une partie des artistes chiptune d’aujourd’hui est à chercher du côté des communautés en ligne, des forums et sites spécialisés, dont les utilisateurs s’affrontent à coup de remixes ou de créations originales postées par palettes. On les retrouve aussi sur le moins spécialisé youtube.

Les plus exposés sortent de leur chambre/studio et se produisent dans les festivals dédiés à la chiptune, ou plus largement à la musique électronique. Ils se nomment 2080, Nullsleep, Bit Shifter, Random

Les artistes chiptune en live !

La reprise 8-bit, un passage ironique obligé :

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Quelques liens pour finir :

Le site communautaire 8Bit Collective n’est plus, mais vous pouvez retrouver sur archive.org une sélection de titres téléchargeables, collectés durant ses années d’activité (2006-2011)

Les sites de référence chiptune.fr et chipmusic.org

Le netlabel 8BitPeoples

La scène démo se retrouve entre autres sur Pouet.net

Cet article sur Geekzone

Ce très bon article sur Point Final

L’histoire méconnue des Trackers, encore un article de Geekzone

Un historique intéressant sur TheConversation.com

Un autre sur LacedRecords

Un aperçu des logiciels ‘homebrew’ (non officiels) à installer sur votre Gameboy, pour vous lancer.

Le podcast This Week In Chiptune, mené par DJ Cutman de 2012 à 2017, dont les épisodes sont téléchargeables.

Un top 100 réalisé par les utilisateurs du site discographique Rate Your Music

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Bonus :

En 1978 déjà , le groupe japonais Yellow Magic Orchestra intégraient des sons de jeux vidéos (Space Invaders, en l’occurrence)

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