Portraits soufis

dans les pas des Mystiques...

- temps de lecture approximatif de 16 minutes 16 min - Modifié le 16/09/2022 par MC

Le soufisme est le principal courant mystique de l’Islam, sa dimension intérieure. Pour les soufis, il est possible de vivre une expérience divine dès ici-bas, voire même de s’unir à Dieu. En Islam, Dieu est présent partout et tout le temps. Le mouvement Soufi s’intéresse à voir, observer cette présence divine, en enlevant le voile qui empêche le plus souvent aux Hommes, absorbés par leur quotidien, de sentir sa présence.

La voie soufie est un chemin initiatique de transformation intérieure où la connaissance de soi conduit à celle de l’autre et à celle de Dieu. Il faut ainsi oublier son ego pour vivre cette réalité divine. Le plus souvent, le pratiquant est accompagné par un maître qui l’aide à avancer sur ce chemin. Les soufis sont organisés en différentes Confréries (Tariqas), elles-mêmes représentées par des centres d’enseignement, nommés Zaouïas, Dahiras, Khanqah, Tekke ou encore Darag selon les pays.

Le soufisme est présent dès les débuts chez les compagnons du Prophète. Ses premiers représentants sont le plus souvent des ascètes qui vivent pauvrement et à l’écart du monde. Les premières figures reconnues, car ayant produit des écrits, apparaissent au VIIIème siècle.

Voici une galerie de portraits : des Soufis qui, dans des lieux et des temps distincts, portent, chacun à leur manière, le même message.

Rabia Al Adawiyya  « Couronne des Hommes »

née en 713 à Bassorah, enterrée au Mont des Oliviers

Au VIIIème siècle, Rabia de Bassorah incarne de manière incandescente, son adoration pour le créateur. Elle est une Sainte révérée en Islam, au-delà des cercles de pratiquants soufis. Elle est à l’origine de miracles, et nombreux sont ceux qui font appel à son intercession.

« Dépassant nombre de Maîtres spirituels non seulement de son époque mais des siècles à venir, elle fut qualifiée de « Couronne des Hommes ». Sans avoir jamais écrit une ligne, elle a laissé, par ses chants et les récits qui la concernent, une somme spirituelle d’une importance essentielle. Sa science était toute entière dérivant de la réalisation intérieure, et non si l’on veut « science formelle », donc dérivée, extérieure, voire simplement livresque. On pourrait dire d’elle, en un sens, qu’elle se sera employée, son existence durant, à effacer toute trace de son individualité si bien que, dégagé des limites de la chronique, le récit de vie a fini par se confondre avec sa légende.» Jean Annestay dans Une femme soufie en Islam

Rabia Al Adawiyya aime Dieu totalement, au-delà de toute crainte et de toute espérance, dans un attachement désintéressé. Son message d’adoration divine et son aura dépassent les frontières du monde musulman. Ainsi Jean de Joinville, biographe de Saint Louis, la cite dans ses écrits. Au XVIIème siècle, ce sera l’évêque de Belley Jean-Pierre Camus qui l’évoquera dans l’un de ses livres.

Mansur Al Hallaj

né en  858 en Iran, mort à Bagdad en 922

«  Dans la légende islamique – chez les poètes arabes, persans, turcs, hindous et malais-, Hallaj est devenu le type de “l’amant parfait” de Dieu, condamné au gibet pour s’être enivré du cri extatique ” je suis la vérité !” ».

Auteur de sublimes poésies mystiques, le Soufi iranien Mansur Al Hallaj se découvre dès son adolescence une attirance pour la vie ascétique. Il fréquente des maîtres soufis, en particulier le grand maître Abû l’Qasim al-Junayd. Prédicateur, il fait plusieurs longs voyages : à La Mecque, puis en Orient jusqu’en Inde. Il prêche et rassemble des fidèles, passant par le Kurdistan, l’Afghanistan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan,… Revenu chez lui, il aura plusieurs accrochages avec les tenants de l’orthodoxie. Et pour avoir proclamé, défiant ainsi les autorités religieuses, « je suis la vérité (Dieu) », il est condamné et exécuté à Bagdad en 922. Cette phrase, considérée comme sacrilège par certains, est pourtant l’indice non pas d’une folie égotique, mais bien d’une quête soufie des origines, ressentir Dieu en soi de son vivant. Cette affirmation semble être le signe que Mansur Al Hallaj avait atteint un très haut niveau spirituel…

La doctrine de Hallaj est l’une des plus subtiles mystiques du soufisme, une recherche de l’absolu.

« Dans sa théorie des origines, deux thèmes principaux ont joué un rôle dans la structure de la doctrine religieuse : la chute de Satan et l’ascension nocturne de Muhammad qu’il développera dans ses œuvres. Parmi ses grands développements : la science des cœurs et l’aspiration à l’union divine par l’amour ; la recherche de la synthèse et du fondement spirituel propre à toutes les religions ; et la question de l’expérience. » La passion de Husayn Mansûr Al-Hallaj, Soraya Ayouch, dans la Revue Topique 2010/4 (n° 113)

Emission Des idées et des hommes : Husayn Ibn Mansur Hallaj

Abu Hamid Al Ghazali « la parure de la religion »

né aux alentours de 1058 en Iran

« Sache que le monde visible, relativement au monde du Royaume céleste, est comme l’écorce pour le noyau, comme la forme et le moule pour le souffle qui les anime, comme les ténèbres par rapport à la lumière, comme le bas vis-à-vis du haut. C’est pourquoi on désigne le monde du Royaume céleste sous les noms de monde supérieur, monde spirituel, monde lumineux, en opposition avec le monde inférieur, le monde corporel, le monde ténébreux. »

Cette citation est extraite de l’ouvrage Le tabernacle des lumières d’Abu Hamid Al Ghazali, figure majeure de la pensée musulmane. Abu Hamid Al Ghazali est tout à la fois philosophe, théologien, juriste et mystique. Etudiant, il reçoit un enseignement particulièrement poussé en philosophie. Devenu à son tour enseignant dans l’une des plus grandes universités de l’époque, il rejoint la voie soufie suite à une crise existentielle : celle-ci lui fait abandonner son poste à Bagdad, et voyager dans tout le Moyen-Orient. C’est à cette période qu’il écrira son ouvrage le plus célèbre : Revivification des sciences de la Religion.

Penseur hors du commun, il mène ainsi une vie d’ascète pendant plus de dix ans, puis revient pour un temps à un poste d’enseignant, mais loin de Bagdad, dans sa ville d’origine en Iran. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, et sa pensée trouvera un écho bien au-delà du monde musulman.

Pour Al Ghazali, il y a d’un côté l’intellect, qui fait appréhender un certain nombre de connaissances, mais aussi un autre espace, non accessible à l’intellect, la pratique spirituelle. Faite de rituels mais surtout de la foi, c’est cette foi et sa démarche spirituelle qui est à développer.  Al Ghazali a su concilier en lui intériorité et extériorité du message coranique.

Sur Abu Hamid Al Ghazali :

Abū Ḥāmmid al-Ġazālī : sur les traces d’un penseur hors du commun, 450-505h-1058-1111 : l’homme, son oeuvre, Lyess Chacal, Paris, Albouraq, 2018
Quelques aspects de la pensée d’Al-Gazali, Alphousseyni Cissé, Paris, L’Harmattan, 2013
L’œuvre d’Abu Hamid Al Ghazali : son ouvrage Revivification des sciences de la Religion est une somme dont sont tirés de nombreux ouvrages, dont ceux présentés ci-dessous.

Ibn Al Arabi « le plus grand Maître »

né en 1165 à Murcie

Né dans le sud-est de l’Espagne, Ibn Al Arabi, « le plus grand Maître », accomplit un long itinéraire mystique et ésotérique. Contemporain de Saint Dominique et Saint François d’Assise, Ibn Al Arabi est l’auteur d’une œuvre immense, très complexe, que l’on peut décrire comme un voyage initiatique dans le Coran. Sa vie elle-même est un voyage…D’ascendance arabe et berbère, Ibn Al Arabi nait à Murcie. Il est élevé à Séville par son père, qui lui fait rencontrer le philosophe Averroès. Fin lettré, il travaille un temps auprès de la Chancellerie de Séville. À la suite d’une grave maladie, il abandonne cette existence de lettré. Il est d’abord initié par des maîtres Soufis en Espagne, dont il parle abondamment dans son ouvrage Les Soufis d’Andalousie. Il voyage donc en Espagne, puis au Maghreb, et fait de nombreux allers-retours entre ces deux rives de la Méditerranée. Vers 40 ans, il se rend en Orient, fait le pèlerinage à la Mecque, puis traverse l’Irak, l’Anatolie, pour s’établir enfin à Damas.

Sa vie errante lui fait rencontrer énormément d’Hommes et lui fournit de la matière pour ses écrits conséquents. Tout à la fois théologien, juriste, poète philosophe et métaphysicien, il est le plus grand penseur de la doctrine ésotérique de l’Unicité de l’Etre, ou unicité de l’existence : une non-dualité entre Dieu et sa créature.

L’Unicité de l’Etre selon Ibn ‘Arabi, par Kahina Bahloul, Festival Soufi de Paris, 2018

« À ses yeux, toutes les croyances, et donc toutes les religions sont vraies, car chacune répond à la manifestation d’un Nom divin. Il y a ainsi une unité fondamentale de toutes les lois sacrées, et chacune détient une part de vérité. La diversité des religions est due à la diversité des « relations » que Dieu entretient avec le monde, et à la multiplicité des manifestations divines, « qui ne se répètent jamais » ».

Plusieurs siècles après la mort d’Ibn ‘Arabi, le Sultan Selim 1er fait édifier à Damas, à l’emplacement de sa tombe, un mausolée et une Madrassa.

Ibn’Arabi, ou la doctrine de l’Universel, Conscience soufie, Article d’Eric Geoffroy

Quelques ouvrages d’Ibn ‘Arabi :

Quelques ouvrages sur Ibn ‘Arabi :

Shams de Tabriz « soleil de la religion »

né en 1185 à Tabriz (actuelle Iran), mort en 1248 à Konya

             « Il est de ces personnes qui naissent habitées de l’intérieur […] »

Shams Tabrizi's tomb_Wikimédia Commons

C’est ainsi que Charles-Henri de Fouchécour évoque Shams de Tabriz dans la préface de son ouvrage La Quête du Joyau. Né dans l’Iran-azerbaïdjanais en 1185, il a dès son enfance des visions, et une vie spirituelle intense. Formé auprès d’un premier maitre, Shams de Tabriz s’en sépare rapidement et part sur les routes. Il ne fera jamais état de son savoir pourtant conséquent dans plusieurs disciplines.

Derviche itinérant, Shams de Tabriz va beaucoup voyager au Moyen-Orient, Irak, Syrie, Turquie… Guidé par ses rêves, il cherche tout au long de ces voyages un alter-ego, un compagnon de route. Les écrits qui l’évoquent signalent son caractère anti-conventionnel, « un personnage irrésistible au comportement étrange ».

Peu d’écrits de Shams de Tabriz sont arrivés jusqu’à nous, à l’exception de « La quête du Joyau », les Maqâlât. Il est cependant extrêmement connu comme maître spirituel de l’immense poète Soufi Rûmî, et longuement évoqué par celui-ci. En effet, les deux hommes se rencontrent en 1244 à Konya, et le premier enseignera le second. Shams a enfin trouvé ce compagnon tant recherché. Ils vont vivre plus de vingt mois côte à côte, et c’est l’enseignement de Shams qui fera de Rûmî le poète de l’Amour.

Mais si Rûmî, soufi respecté et très connu, comprend l’Amour grâce à Shams de Tabriz, certains dans son entourage en prennent ombrage. Shams de Tabriz sera assassiné en 1248 par des disciples de Rûmî (dont son fils cadet), et son corps jeté au fond d’un puits.

La quête du Joyau de Shams de Tabriz : l’énigme de la parole, article du site en attendant Nadeau

La patience chez Shams Ed-din de Tabriz, par Slimane Rezki, Mizane TV

Djalāl ad-Dīn Rûmî « majesté en religion », Mevlana “notre Maître”

né en 1207 en Afghanistan, mort à Konya en 1273

« La réputation en ce monde est une forte chaîne : dans la Voie mystique, comment serait-elle moins qu’une chaîne de fer ? » extrait de Mathnawî, la quête de l’absolu

L’aura de Rûmî n’a jamais cessé de croître, et nombreux sont ceux qui se perdent dans sa poésie mystique qui célèbre l’Amour. Né au début du XIIIème siècle en Afghanistan, Rûmî est le fils d’un théologien, maître soufi réputé. Sa famille fuit l’avancée des Mongols et s’installe à côté de Konya (actuelle Turquie). Son père enseigne dans une Madrassa. Rûmî se forme et voyage à Alep et Damas, puis revient à Konya enseigner la loi coranique. Il devient ainsi un érudit religieux, enseignant et méditant.

Sa rencontre avec Shams de Tabriz sur le chemin de la Madrassa, va le transformer intérieurement. Ils deviennent inséparables. “Shams fut un véritable soleil, un soleil qui changea toute sa vie, alluma en lui le feu, l’embrasa et le consuma dans un amour total” (Annemarie Schimmel, dans L’incendie de l’âme). Si Rûmî ne renie rien de sa vie précédant la rencontre avec Shams de Tabriz, en particulier la dimension juridique de l’Islam et ses obligations cultuelles, il devient par la suite le poète de l’Amour.

Une vie, une œuvre : Rûmî, poète et mystique soufi, France culture

Masnavi of Jalal al-Din Rumi

Son œuvre se compose de milliers de vers. La poésie de Rûmî reprend en particulier le thème de l’union mystique des soufis, une nostalgie de l’origine divine et le chemin pour la retrouver. L’amour qu’il développe dans ses poèmes relève d’une cosmologie mystique.

Le fils de Rûmî, Sultan Veled, fondera l’ordre des Mevlevis, les Derviches tourneurs, pour diffuser l’enseignement de son père. Ces derviches sont connus pour leur danse, la Sema, au cours de laquelle ils tournent sur eux-mêmes. La confrérie des derviches tourneurs est toujours présente en Turquie.

Derviches tourneurs de Galata, 2012 Istanbul

Quelques ouvrages de Rûmî :

Quelques ouvrages sur Rûmî :

Abdelkader ibn Muhieddine

né en 1808 à El Guettana, Algérie, mort en 1883 à Damas

« « L’Etre avec » d’Allah consiste donc dans le fait qu’il est avec nous par Son essence, c’est-à-dire par ce qu’on désigne comme le Soi divin, universellement présent sans qu’on puisse cependant parler à ce sujet de “diffusion”, d’inhérence, d’union, de mélange ou de dissolution. Ces mots ne peuvent en effet s’employer que lorsqu’on a affaire à deux réalités distinctes, ce qui correspond à la croyance du vulgaire. » (Abd El-Kader, Ecrits spirituels)

L’Emir Abd El-Kader est né en 1808 dans une famille soufie algérienne. Son père, influencé par la pensée d’Ibn ‘Arabi, dirige une école (Zaouïa) de la Tarîqa (confrérie) Qadiriyya. Sa famille est considérée comme Chorfa, descendante du Prophète. En 1825, il accompagne son père à La Mecque, voyage au cours duquel ils font une halte à Damas. La ville et le tombeau d’Ibn ‘Arabi bouleversent le jeune Abd El-Kader. Ce voyage, qui durera au total deux ans, sera l’occasion de nombreuses rencontres avec des Maîtres soufis d’Orient.

Il emprunte la voie de l’unicité de l’Etre, dans le sillage d’Ibn ‘Arabi, voie ressentie comme étant la base du soufisme. Lors de son troisième pèlerinage à La Mecque, il observe une retraite de plusieurs mois, étape que traverse le soufi dans son parcours spirituel. Cette retraite le transforme, le détachant de plus en plus des affaires terrestres. Il s’accomplit totalement dans la vie spirituelle.

“Le savant qu’il est, fort de sa proximité avec Dieu, ne rejette aucun culte. Pour lui, il n’y a aucune différence entre musulman, chrétien, juif ou mazdéen. Tous partagent le même Dieu, qui s’est manifesté à chacun de manière différente. Ainsi, dans la philosophie d’Abd el Kader, il n’y a aucun rejet de l’autre.” (Abd El-Kader, le combat et la tolérance, Yahia Belaskri)

 

Le Livre des haltes (kitab al mawaqif) de l’émir Abd El-Kader, par Tayeb Chouiref

Emir Abd El-Kader : ouvrages et biographies

Cheikh Khaled Bentounès

né en 1949 à Mostaganem, Algérie

              « Si l’Islam est un corps, le soufisme en est le cœur »

Le Cheikh Khaled Bentounès est le guide spirituel de la confrérie Alawiyya, fondateur des scouts musulmans de France, et président d’honneur de l’association Aisa, association internationale soufie Alawiyya, dotée d’un statut spécial auprès de l’ONU. Il est par ailleurs écrivain, et voyage à travers le monde afin de faire connaître le message de paix du soufisme. Dans ce message, l’Homme qui tourne son regard vers l’intérieur s’affranchira de ses instincts et de ses peurs, et apprendra à sentir le potentiel précieux que recèle son Etre.

“Comparer l’homme à un isthme qui se situerait à la jonction de la lumière et de l’obscurité, c’est le définir comme un entre-deux, ni absolument ange ni absolument démon, un être mixte tiraillé entre un désir d’élévation spirituelle et les désirs de son ego narcissique.” Extrait de Thérapie de l’âme

Le choix de mettre en avant ces sages et leurs écrits ne doit pas faire oublier les autres Soufis, connus ou moins connus, qui œuvrent à réconcilier l’Homme avec lui-même, afin de réveiller en lui l’étincelle du Divin.

De nombreux ouvrages aident à mieux connaître cette mystique musulmane dans sa globalité. Pour aller plus loin dans cette découverte fascinante, voici quelques titres :

Le soufisme ou Les dimensions mystiques de l’islam, Annemarie Schimmel, Paris, Cerf, 2022

Le soufisme : histoire, fondements, pratique, Éric Geoffroy, Paris, Eyrolles, 2015

Introduction à l’Islam, valeurs, mystique, clivage et débats, Ralph Stehly, Paris, Erick Bonnier, 2020

Les Soufis, Idries Shah, Paris, Le courrier du livre, 2014

Un éblouissement sans fin : la poésie dans le soufisme, Eric Geoffroy, Paris, le Seuil, 2014

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One thought on “Portraits soufis”

  1. Issam dit :

    Excellent article, avec une approche didactique et bien documenté.

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