Israël, l’espoir vaincu

- temps de lecture approximatif de 13 minutes 13 min - Modifié le 05/10/2018 par L'anagnoste

Soixante-dix ans après la création de l’État d’Israël, le conflit israélo-palestinien n’est toujours pas réglé, et ne paraît pas près de l’être. Si l’utopie des débuts n'a plus rien à voir avec l'Israël contemporain, elle mérite qu'on rappelle les conditions politiques, externes et internes, qui ont présidé à la création de l’État hébreu,

Rivka aux rênes d’une moissonneuse dans le kibboutz de Ma’abarot © Zoltan Kluger [Public domain], via Wikimedia Commons
Rivka aux rênes d’une moissonneuse dans le kibboutz de Ma’abarot © Zoltan Kluger [Public domain], via Wikimedia Commons

Les publications sur le conflit israélo-palestinien montrent combien la solution à deux États a perdu toute crédibilité durant la dernière décennie. Quant aux ouvrages sur Israël, ils sont passés de l’espoir au découragement. Deux livres font le point sur la situation du pays en cette année anniversaire : Israël face à Israël : promesses et dérives d’une utopie et Le grand secret d’Israël : pourquoi il n’y aura pas d’État palestinien.

Cet article a pour objet de revenir sur les conditions de la création de l’État hébreu, et ce, dans le but de mesurer l’écart entre l’utopie des débuts et les dérives sécuritaire et nationaliste d’aujourd’hui.

La création de l’État d’Israël avait pour objectif d’offrir un « toit politique » aux Juifs afin de répondre à l’exacerbation de l’antisémitisme européen qui avait conduit aux pogroms russes du XIXe siècle et aux camps d’extermination nazis du XXe.

Rappelons que la loi juive prescrit de supporter la condition d’exil, quoi qu’il en coûte, dans l’attente du Messie, car seuls les temps messianiques autoriseraient le retour des Juifs sur la Terre d’Israël. Un Yishouv (implantation), celui que l’on appelle le vieux Yishouv, s’était néanmoins constitué dans la Palestine ottomane avant la première aliyah sioniste de 1881. Cette petite communauté de Juifs entretenue par la diaspora se consacrait à l’étude de la Torah et faisait office de lumière spirituelle pour tous ses coreligionnaires en exil.

Un mouvement de Lumières juives se développa en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles sous le nom de Haskala (Éducation). Ce mouvement de modernisation politique constitua un tournant dans le monde intellectuel juif. Il visait à l’émancipation et à l’intégration des Juifs par l’assimilation, linguistique et sociale, assimilation qui devait les sortir de leur isolement et de l’autarcie des shtetl tels qu’ils existaient en Europe centrale et orientale et dans les pays baltes. Le philosophe allemand Moses Mendelssohn (1729-1786) fut l’une des plus grandes figures de la Haskala.

En Russie, 1881 fut l’année noire de la reprise des pogroms, après l’assassinat (par un groupe anarchiste) d’Alexandre II, empereur éclairé qui avait aboli le servage en 1861 et réduit les mesures discriminatoires vis-à-vis des Juifs. Son successeur, Alexandre III, s’engagera dans une politique de « russification » qui touchera toutes les cultures étrangères et s’accompagnera d’un antisémitisme d’État, les Juifs étant considéré comme une nationalité en soi. La condition d’exil et l’attente indéfinie d’un hypothétique Messie devinrent intenables, ce qui encouragea certains à lui trouver une issue politique, en rejoignant des groupes marxistes engagés dans l’émancipation de la classe ouvrière, ou en se tournant, dans le sillage de Léon Pinsker (Auto-émancipation, 1882), vers une émancipation par soi-même et la recherche d’un territoire, pas forcément en terre sainte. C’est dans ce contexte que naquit le mouvement des Amants de Sion, dont Pinsker fut le premier secrétaire général, et qu’eut lieu la première émigration (aliyah) vers la Palestine sous la forme d’un pionniérisme agricole. Les Juifs du vieux Yishouv, dont la vie était essentiellement consacrée à la prière et à l’étude, réprouvèrent ce mouvement prônant le travail de la terre. Cette voie d’émancipation fut d’ailleurs longtemps critiquée par les rabbins européens, car elle contrevenait à l’eschatologie juive, tandis que de nombreux Juifs d’Europe « assimilés » ne s’intéressèrent que peu au sionisme à ses débuts. L’affaire Dreyfus créera une brèche dans leur « insouciance ».

Une figure émergea au sein des Amants de Sion, Asher Ginsberg, alias Ahad Ha’am, partisan d’un sionisme spirituel et culturel qu’il synthétisa dans Vérité d’Eretz Israël, publié en 1891. L’immigration massive vers la Palestine était à ses yeux impossible, car il savait que cette immigration conduirait à l’affrontement avec la population arabe, qu’il avait appris à connaître lors de ses voyages dans la Palestine ottomane, et il n’en voulait pas.

Theodor Herzl, juif austro-hongrois de Budapest, qui avait même envisagé l’assimilation totale de ses coreligionnaires, y compris par le baptême, fut le premier théoricien d’un « sionisme d’État », orientant le mouvement vers la recherche d’une terre par la voie diplomatique. Ce sionisme politique, qui ne visait pas à la renaissance du judaïsme mais à la résolution politique de la question juive, supplanta le sionisme culturel et le sionisme agricole des débuts. Herzl publia en 1896, deux ans après l’affaire Dreyfus (1894), L’État des Juifs (Der Judenstaat) dont le sous-titre allemand était : « Essai de résolution moderne de la question juive ». L’année suivante, il réunit à Bâle le premier congrès sioniste, qui fonda l’Organisation sioniste mondiale. Enfin,  son roman utopique Altneuland, paru en 1902, décrivit le nouvel État juif. Les conflits au sujet des droits démocratiques octroyés aux non juifs y sont déjà présents. Herzl défendait l’idée d’une société égalitaire dans laquelle les Arabes auraient toute leur place, mais dans un régime colonial. Il pensait que les Palestiniens accepteraient cette situation, la Palestine n’ayant jamais été indépendante : sous administration ottomane durant plusieurs siècles, avant d’être conquise  en 1917 par la Grande-Bretagne lors de la Première Guerre mondiale, puis placée sous mandat britannique provisoire en 1920 et définitif en 1923.

La Grande-Bretagne avait été chargée de créer un « foyer national juif » en Palestine. Une seconde aliyah (3000 personnes) avait eu lieu entre 1903 et 1914. Les Britanniques avaient d’ailleurs été à l’origine, dès 1903, d’une proposition d’établissement d’un État juif en Ouganda. Cette proposition tenta les sionistes « territorialistes » réunis autour de l’écrivain britannique Israel Zangwill, mais elle fut refusée par l’Organisation sioniste mondiale. Herzl lui-même s’y intéressa, même si la Palestine avait été définie comme l’objectif territorial du sionisme lors du congrès de 1897. L’octroi d’un foyer national changea la donne. Une troisième aliyah, cette fois de 8000 personnes, eut lieu entre 1919 et 1924. Il s’agissait essentiellement de Juifs d’Europe qui représentaient la mouvance socialiste du sionisme. Deux formations aux noms évocateurs, Poale Sion (Les travailleurs de Sion) et Hapoël Hatzaïr (Le jeune travailleur), virent le jour à cette époque.  La première prônait un sionisme propice à la renaissance du prolétariat juif, la seconde voyait dans le travaillisme un instrument de la renaissance de la nation hébraïque (supposée). L’aile droite de Poale Sion rejoignit l’Akhdut HaAvoda (Unité du travail) fondée en 1919 par David Ben Gourion, d’origine polonaise et futur créateur de l’État d’Israël.

Les premiers kibboutzim agraires furent créés par l’Hapoël Hatzaïr dans les années 1910, rejoint par l’Akhdut HaAvoda à partir de 1919. Il s’agissait de fonder une société juive égalitaire et d’être l’avant-garde de la réimplantation des Juifs en Palestine. La Haganah, la première armée juive, fut créée en 1920 pour protéger le Yishouv (le nouveau) dans un environnement de plus en plus en hostile au fur et à mesure de l’avancée du front pionnier. Fut fondée la même année la Fédération générale des travailleurs de la terre d’Israël (Histadrout) avec David Ben Gourion comme secrétaire général.

L’exécutif sioniste resté jusque-là aux mains de l’Organisation sioniste mondiale fut remplacé en 1930 par l’Agence juive, une sorte de proto-gouvernement local, dominé par la gauche sioniste non marxiste d’Akhdut HaAvoda et d’Hapoël Hatzaïr, réunis la même année dans le Mapaï (Mifleget Poalei Eretz Israël, ou Parti des travailleurs). Des conflits existaient au sein de ces formations sur l’étendue des territoires à conquérir, sur les relations avec les arabes et sur l’organisation sociopolitique dans l’attente d’un État. Un sionisme de droite plus radical que le sionisme libéral de l’OSM se développa autour de Vladimir Jabotinsky, originaire d’Odessa, opposé à Ben Gourion. Il défendait une vision exclusivement juive de la Palestine, ne croyant pas à l’acceptation d’un État juif par les Palestiniens et revendiquant la création d’une armée puissante, seule propre, selon lui, à garantir un rapport de force favorable à la constitution d’un État hébreu – l’érection d’un « mur d’acier » était selon lui indispensable. Ce mouvement révisionniste fut conforté par la quatrième aliyah (1924-1928, 80 000 immigrants), qui réunit de nombreux réfugiés polonais chassés par les mesures antisémites du gouvernement Grabski et sa politique déflationniste – essentiellement des commerçants, des artisans et des membres de la classe moyenne acquis à la droite sioniste.

Au sein de la mouvance travailliste, un courant prônait un État binational, une « Palestine pour tous ses habitants », d’autant que les Arabes dominaient démographiquement. Il réunissait la gauche marxiste de Poale Sion, le Parti communiste de Palestine (pas vraiment sioniste), le mouvement Hashomer Hatzaïr (La jeune garde) et des figures intellectuelles telles que le philosophe Martin Buber et Judah Magres, recteur de l’Université hébraïque de Jérusalem.

Alors que la situation des Juifs se détériorait en Europe, une cinquième aliyah, de 180 000 personnes, eut lieu entre 1929 et 1939. Après quoi les Britanniques fermèrent l’accès à la Palestine en raison des affrontements récurrents entre Juifs et Arabes.

Enfin, les rescapés de la Shoah cherchèrent asile en Palestine. Il y eut l’épisode tragique de l’Exodus en 1947, puis l’année suivante, la création de l’État d’Israël et sa reconnaissance internationale. Cette création fut à l’origine d’une première guerre avec les Arabes, remportée par l’État d’Israël qui expulsa 700 000 Palestiniens de leurs terres afin d’élargir son territoire.

Cette « obsession du territoire », comme l’appelle Julieta Fuentes-Carrera dans son ouvrage Israël, l’obsession du territoire, ne cessera plus. En 1967, Israël sortit à nouveau vainqueur de la Guerre des six jours, ce qui lui permit de  tripler son emprise territoriale : il amputa l’Égypte de la bande de Gaza et de la péninsule du Sinaï, la Syrie du plateau du Golan et la Jordanie de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, transgressant de toutes parts la « ligne verte » et faisant de ces territoires des « territoires occupés ». S’ensuivra une résolution de l’ONU, portant le numéro 242, qui exigera le retrait des forces israéliennes des territoires occupés. En 1975, Israël négociera avec l’Égypte son retrait du Sinaï contre des prisonniers israéliens et en 2005, le Hamas contraindra Israël à se retirer la bande de Gaza.

La « ligne verte » doit son nom à la couleur du crayon qui la traça au sein  de l’ONU, notamment parce qu’elle n’avait alors qu’un caractère provisoire – une ligne de démarcation en noir ou en rouge aurait au contraire fait figure de frontière définitive. Tout le long de cette ligne verte, aujourd’hui invisible dans son tracé originel parce que franchie en maints endroits au fur et à mesure de l’avancée des colonisations, Israël a installé, ici des murs, là des grillages électroniques infranchissables gardés par des soldats.

Les Palestiniens ne revendiquent plus l’intégralité de la Palestine mandataire, et donc les territoires conquis en 1948, mais le retour aux frontières de 1967. La ligne verte actuelle est le cauchemar de tous les négociateurs du conflit israélo-palestinien, tant la situation est devenue inextricable.

Les Juifs haredim ultra-orthodoxes ont longtemps été non sionistes car ils considéraient l’État d’Israël comme un État impie. C’est pourquoi ils sont exemptés du service militaire et de l’enrôlement dans Tsahal (nom acronymique de la Haganah). Néanmoins, certains Israéliens religieux trouvèrent dans la conquête d’Hébron, avec les tombeaux des Patriarches, et de Jérusalem-Est, avec le mur des Lamentations, de quoi alimenter leur fibre mystique. Une mouvance sioniste mystique se rassembla dans le Parti national religieux, très radical sur les « droits » des Juifs sur la terre d’Israël.

Le Parti travailliste israélien perdit le pouvoir en 1977 et fut remplacé par le Likoud, la droite israélienne, dont le plan de colonisation, porté par Ariel Sharon dès 1978, est aujourd’hui encore très offensif et parfaitement assumé. Israël fit la paix avec l’Égypte en 1979 par la signature d’un traité de paix qui faisait suite aux accords de Camp David signés en 1978.

La gauche reprendra le pouvoir en 1992, avec la volonté de s’engager dans un processus de paix qui aboutit en 1993 aux accords d’Oslo. Ils ont représenté un immense espoir, puis une déception qui ne le fut pas moins, car ils n’ont débouché ni sur la paix ni sur la création tant attendue d’un État palestinien.

Des voix se sont élevées en Israël contre l’avancement de la colonisation et pour le retrait des territoires occupés après 1967. On citera, pour les plus connus, les mouvements La Paix maintenant créé en 1978 ou B’Tselem, organisation des droits de l’homme fondée en 1989, mais aussi Les Combattants pour la paix, les Rabbins pour les droits de l’homme ou encore Brisons le silence. Ces mouvements de protestation, s’ils représentent une voix effective de la société civile, comme le montre Samy Cohen dans Israël et ses colombes, n’ont qu’un faible rayonnement dans l’arène politique. De surcroît, la guerre du Liban (2006) et l’opération Plomb durci à Gaza (hiver 2008-2009) engendrèrent un recul du militantisme, car ces attaques contre Israël venaient dans les deux cas de territoires non occupés – sans parler des menaces proférées par l’Iran.

Le contexte géopolitique moyen-oriental a fortement contribué au repli et au durcissement de la position de l’État d’Israël vis-à-vis de la conquête territoriale. Son objectif serait aujourd’hui d’annexer la Cisjordanie. La crainte de la supériorité numérique des Arabes serait toutefois un frein à cette annexion pure et simple – outre qu’elle violerait les résolutions de l’ONU, à l’instar de la poursuite de la colonisation. Elle est l’objet d’une bataille de chiffres, sur le nombre de Palestiniens présents en Israël et en Cisjordanie et sur la fécondité des femmes juives et des femmes arabes. Les plus « optimistes », c’est-à-dire qui défendent un rapport de force démographique favorable à Israël, sont taxés d’imposture car soupçonnés de manipuler les chiffres pour encourager l’annexion.

Nombre de commentateurs affirment aujourd’hui qu’il n’y aura pas d’État palestinien. La situation géopolitique d’Israël est en passe de se modifier, il existerait notamment un rapprochement avec l’Arabie saoudite, opposée à l’Iran qui cherche à imposer son hégémonie dans la région. Dans Le grand secret d’Israël : pourquoi il n’y aura pas d’État palestinien, Stéphane Amar rend ainsi compte d’un retour affirmé à l’idée d’un État binational.

La dernière loi sur « L’État-nation du peuple juif » votée par la Knesset le 19 juillet 2018 n’augure rien de bon pour les Palestiniens dans un éventuel futur État binational. Cette loi, dite fondamentale parce qu’elle a valeur constitutionnelle dans un pays qui n’a pas de constitution, consacre la primauté du caractère national sur le principe de démocratie, elle fait de Jérusalem la capitale « complète et unifiée d’Israël » et elle accorde une « valeur nationale » au développement des communautés juives que l’État doit encourager. Cette loi a fait l’objet des critiques les plus vives parmi les intellectuels israéliens (dont témoignent les tribunes de David Grossman et d’Avraham B. Yehoshua dans le journal Libération), outre que le président d’Israël lui-même, Reuven Rivlin, longtemps membre du Likoud, s’est opposé à Benyamin Netanyahousur cette législation , lui demandant d’y surseoir ou du moins de l’amender de manière significative.

Si l’on remonte plus loin dans le temps, l’intellectuel israélien Yeshayahou Leibowitz (1903-1994) parlait en 1993 d’un « judéo-fascisme » israélien, déplorant que « l’État d’Israël cesse d’être l’État du peuple juif pour devenir l’appareil d’oppression juive sur un autre peuple ». En 2003, Avraham Burg, ancien président de la Knesset et de l’OSM, s’alarmait à son tour dans Le Monde (10 septembre) de ce qu’était devenu l’État d’Israël : « Le sionisme est mort, et ses agresseurs sont installés dans les fauteuils du gouvernement à Jérusalem. Ils ne ratent pas une occasion pour faire disparaître tout ce qu’il y avait de beau dans la renaissance nationale. La révolution sioniste reposait sur deux piliers : la soif de justice et une équipe dirigeante soumise à la morale civique. L’une et l’autre ont disparu. La nation israélienne n’est plus aujourd’hui qu’un amas informe de corruption, d’oppression et d’injustice. La fin de l’aventure sioniste est déjà à notre porte. Oui, il est devenu probable que notre génération soit la dernière du sionisme. Après elle, il restera ici un Etat juif méconnaissable et haïssable. Qui de nous voudra en être le patriote ? »

Le mercredi 17 octobre, la Bibliothèque municipale de Lyon accueillera Jean-Paul Chagnollaud pour une conférence sur l’État d’Israël, soixante-dix ans après sa création.

 

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