Mai 68, quel héritage ?

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 17/04/2020 par L'anagnoste

Accusé par les uns de tous les maux, encensé par les autres comme une révolution, Mai 68 a laissé des traces indélébiles dans l'imaginaire politique français.

Sciences-Po. Tract mai 1968 - By Anonymous (http://expositions.bnf.fr/mai68/grand/188.htm) [Public domain], via Wikimedia Commons

À chaque décennie anniversaire de Mai 68, la bataille des pro- et des anti-68 fait rage. Plus le temps passe, plus les contempteurs sont féroces, accusant la fameuse « révolution » d’avoir tout déconstruit. Comme le note Olivier Galland dans « Que reste-t-il de Mai 68 ? Le Pire ? » (Telos, 20 mars), si « les diagnostics sont très contrastés, notamment en fonction des orientations idéologiques et politiques de ceux qui les formulent, le plateau de la balance semble plutôt pencher ces dernières années vers un solde négatif ». Du côté des thuriféraires, reste « l’esprit de Mai ». Si révolution il y eut et si héritage il y a, c’est dans les domaines « sociétal » et culturel qu’il faut les chercher, plus que sur le terrain strictement politique.

© Editions de l’Atelier / Editions ouvrières

Les slogans de Mai 68 disent combien la remise en cause de l’ordre établi était forte : le plus célèbre d’entre eux, « Il est interdit d’interdire » était assorti de « Jouir sans entrave », « Soyez réalistes : demandez l’impossible », « Prenez vos désirs pour des réalités », « Faites l’amour pas la guerre », « Ne pas perdre sa vie à la gagner »… Des propositions qui bravent, souvent avec humour, tous les principes qui règlent les existences raisonnables – et qui sont à l’image de l’atmosphère de liberté qui régnait alors. Le vent de révolte qui soufflait sur le Quartier latin s’étendit par la suite au monde ouvrier et il s’ensuivit une grève générale qui paralysa le pays. Tout paraissait possible, et pour ceux qui dénigrent Mai 68, le mouvement est parvenu à ses fins, tout démolir, pour les autres, l’utopie s’est perdue en chemin.

Le jubilé de 2018 donne lieu à une profusion de publications. Vingt-huit ouvrages sont déjà répertoriés dans le catalogue de la BML sous le sujet « France — 1968 (Journées de mai) ».

© Le Seuil

La presse n’est pas en reste et elle ne se lasse pas de décrypter ce moment de rupture, ce « tournant culturel et sociétal majeur en France » (AFP, 20 avril). Pour L’Humanité du 15 mars, « les “alter” ont remplacé les “anti”. Les revendications féministes, écologistes et éducatives sont nées de 68, tout comme la frugalité heureuse, la notion d’intérêt général et la promotion de toutes sortes de mini-sociétés décentralisées ». Le désir de vivre autrement a trouvé ses voies propres et la « démocratie des places », de Nuit debout à tous les mouvements d’indignés, ne manque pas de rappeler les assemblées des amphithéâtres de la Sorbonne où chacun pouvait prendre la parole librement. Cette liberté de parole fut une des conquêtes de Mai 68, même si, comme le précise Olivier Galland, le terrorisme intellectuel ne fut pas long à apparaître et à s’imposer ! (Telos, 20 mars). Pour le dire autrement, « on est passé du gauchisme généralisé aux gauchismes spécialisés – féministe, homosexuel, écologiste, régionaliste, anticonsumériste, etc. » (Pascal Ory, AFP, 20 avril).

© Robert Laffont

Certains, tels Alain Krivine et Alain Cyroulnik, ne veulent pas « pas enterrer Mai 68 » (Le Monde, 25 janvier). A leur sens, « entre Sarkozy qui voulait “liquider une bonne fois pour toutes l’héritage de Mai 68” et ceux qui veulent le réduire à une révolution culturelle et sexuelle qui aurait modernisé nos mœurs, il y a l’envie d’effacer de la mémoire collective la dimension subversive de ce qui reste la plus grande grève de l’histoire sociale française dans l’héritage de la Commune de Paris ou de la grève de 1936. Les exploités et les exclus n’ont jamais été aussi nombreux et l’esprit de Mai 68 est plus que jamais d’actualité. Mai 68 est ce qu’il faut refaire, en étant capables de coordonner les luttes et d’associer toutes celles et tous ceux, inorganisés, associations ou syndicats, partis, avec ou sans emploi, Français ou étrangers, qui croient qu’un autre monde est possible et qui veulent le construire, sans frontières, sans murs et sans haine, comme l’affirmait le mot d’ordre de Mai 68 : “Les frontières, on s’en fout !” »

© Libertalia

Pour les détracteurs de Mai 68, l’héritage est tout autre et leur charge est aujourd’hui plus virulente que jamais. Mai 68 est désormais accusé de tous les maux de la société actuelle. Comme le titre Le Monde du 17 mars « Le discours anti-68 s’est radicalisé ». En cause, rappelle Serge Audier, interrogé par Anne Chemin, « le “libéralisme libertaire”, fruit empoisonné de Mai 68 », accusé par Marion Maréchal Le Pen, « d’avoir détruit les liens familiaux, sociaux et nationaux, d’avoir plongé les citoyens dans un vide social et spirituel et produit un monde atomisé de l’individu sans genre, sans père, sans mère et sans nation ». La « rhétorique réactionnaire » (Albert Hirschmann, économiste) n’est pas nouvelle. Elle prétend que les avancées démocratiques et progressistes ont eu des effets pervers ou catastrophiques ou que Mai 68 a généré de « l’insubordination ouvrière » (Xavier Vigna, historien)

Certains vomissent depuis longtemps la « permissivité » de Mai 68, qui a pulvérisé la société, détruit les hiérarchies et arraché ses « racines » (Le Club de l’horloge, national-libéral). D’autres se sont alarmés à partir de 1980 du « sacre des droits de l’homme », « des revendications minoritaires, du multiculturalisme et de l’implosion de l’État-nation », considérant que le cosmopolitisme et l’individualisme de Mai 68 avait été l’une des matrices de la décomposition de la nation, de la « déliaison » sociale et de la crise familiale et éducative (La revue Le Débat et ses figures tutélaires, Marcel Gauchet, Pierre Nora ou encore Paul Yonnet et son Voyage au centre du malaise français (1993).

© Le Seuil

D’autres encore, tels Jean-Claude Guillebaud et Régis Debray, ont reproché à Mai 68 d’avoir été « le funeste véhicule de l’américanisation libérale de la France », tandis que pour la Fondation du 2 mars (think tank national-républicain), dont Daniel Cohn-Bendita est la bête noire, Mai 68 est à l’origine de la dissolution de l’État-nation et de l’école.

À l’autre extrémité du spectre politique, Jean-Claude Michéa (anticapitaliste) a vu dans l’hédonisme libertaire de Mai 68 le ferment de l’ultralibéralisme et pour le communiste Michel Clouscard, Mai 68 fut la matrice du « capitalisme de la séduction » et d’une « social-démocratie libertaire » postnationale.

Deux auteurs se distinguent à cette époque parmi les critiques de Mai 68 : Luc Ferry et Alain Renaut, qui publient en 1985 La Pensée 68 : essai sur l’anti-humanisme contemporain. Les deux philosophes firent le procès du structuralisme et des disciplines qu’il avait contaminées, la linguistique, l’anthropologie, la sociologie et la psychanalyse, parce qu’ils avaient remis en cause l’existentialisme sartrien, une philosophie de la conscience et du sujet libre, responsable et autonome. Ils associèrent alors ce qu’ils appelèrent un « anti-humanisme » à l’individualisme narcissique produit par Mai 68 et à la société « hyperlibérale » et consumériste qu’il avait selon eux enfanté. (Renaut se désolidarisera par la suite des attaques à l’emporte-pièce de Mai 68).

© Editions de l’Observatoire

De nos jours, le discours conservateur veut arracher « Les fruits pourris du mois de mai » (Valeurs actuelles, 22 mars). Patrick Buisson revient sur les « enragés de Mai 68 » et sur la convergence entre une révolte individualiste fondée sur l’impulsivité, la compulsivité, l’indifférenciation et l’illimitation et le néocapitalisme fondé sur l’hybris du « capitalisme impatient ». Pour Bérénice Levet, « Les néoféministes sont les héritières des soixante-huitards, dans leur détermination à abolir un des ultimes vestiges du vieux monde, la galanterie française et l’imaginaire érotique sédimenté par des siècles de littérature. » Enfin, pour Chantal Delsol, Mai 68 est « un énième épisode de la saison interminable des Lumières ». Elle confirme en cela l’affirmation de Jean-Pierre Le Goff : « Soyons très clairs : derrière le rejet de 1968, c’est une critique idéologique de la modernité et des Lumières. » (Le Point, 30 mars).

En réalité, Mai 68 est arrivé sans prévenir, sans avoir été fomenté ni organisé par aucun parti, et sans programme prédéfini à l’avance. Il a surpris les étudiants eux-mêmes, et notamment les plus politisés, et bien sûr le pouvoir, qui en fut très effrayé et finit par se rendre aux exigences des étudiants et des ouvriers. On craignit même un temps une vacance du pouvoir au sommet de l’État.

© Albin Michel

Ces quelques semaines d’une révolte, d’abord éruptive et désordonnée, puis « rassemblée » dans une grève générale qui toucha la France entière, débouchèrent sur quelques conquêtes majeures : la liberté d’expression, la liberté sexuelle, le recul de l’autoritarisme qui marquait tous les pouvoirs et l’amélioration, dans un contexte de prospérité économique, des conditions de salaire et de travail de tous et surtout des plus mal traités, les ouvriers de l’industrie. Aussi, comme le note Thomas Mahler avec une pointe d’humour dans Le Point.fr (7 mars), tous ces maux dont on accuse Mai 68, « cela fait peut-être un peu beaucoup pour un seul mois… ». C’est sans doute parce que l’événement était improbable, et qu’il prit une forme insoupçonnée, qu’il a tant marqué les esprits, aussi bien parmi ceux qui s’en revendiquent encore pour ses aspects de lutte sociale et d’utopie que du côté de ceux qui le contestent pour sa rébellion et son indiscipline inédites vis-à-vis des hiérarchies sociales et politiques traditionnelles.

 

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