Esclavage, colonisation : le conflit des mémoires

- temps de lecture approximatif de 4 minutes 4 min - Modifié le 20/10/2017 par Guillaume

L’histoire aussi est un sport de combat ! Régulièrement, ressurgissent les controverses autour de la mémoire et de l’histoire « nationales ». Historiennes et historiens, acteurs associatifs, femmes et hommes politiques interviennent alors dans ce (vieux) débat passionné et souvent virulent. Cette fois-ci, la mèche a été allumée par Louis-Georges Tin, président du Comité Représentatif des Associations Noires (CRAN). A l’occasion d’une tribune dans Libération, il invitait à remettre en cause la place des symboles de l'esclavage et de la colonisation dans l’espace public en France. Il n’en fallait pas tant pour que la polémique s’embrase.

memorial esclavage rotterdam
memorial esclavage rotterdam Creative Commons - CC0

Le 28 août dernier, le président du Cran titre sa tribune dans Libération « Vos héros sont parfois nos bourreaux ». Il y demande à ce que les pouvoirs publics réfléchissent à réduire la place prédominante des figures colonialistes ou esclavagistes dans les lieux publics, qu’elles soient sous formes de statues, de noms de rues ou d’établissements scolaires. Le 16 septembre dernier, il publie une nouvelle tribune dans Le Monde, collective cette fois. On retrouve parmi les signataires de ce texte le militant antiraciste Lilian Thuram, le journaliste Harry Roselmack, la philosophe Catherine Clément, l’historienne Isabel Castro Henriques.

La réplique ne se fait pas attendre. Certains historiens et éditorialistes critiquent ouvertement la proposition. Ainsi, Dimitri Casali, tenant du “récit national”, dénonce « une nouvelle terreur intellectuelle semblable à 1793 ». Dans Marianne, le directeur adjoint de la rédaction Jack Dion, s’inquiète d’un engrenage qui mènerait à une épuration culturelle sans fin…

De façon moins outrancière, l’historien de la colonisation Alain Ruscio préconise, plutôt qu’une destruction des symboles,  un « rééquilibrage » entre les figures célébrées dans l’espace public. Il demande également un effort pédagogique pour transmettre la mémoire de ces crimes.

 

Esclavage : Colbert dans la tourmente

Statue de Colbert, Palais Bourbon, ParisAu cœur du casus belli, la figure de Colbert, que Louis-Georges Tin prend pour exemple symptomatique de la situation française.

Le célèbre ministre de Louis XIV, qui a notamment donné son nom à des établissements scolaires et dont la statue trône à l’Assemblée Nationale, a largement contribué à organiser la traite négrière en France. Ce contrôleur général des finances a créé la Compagnies des Indes. Dans sa biographie de Colbert, Françoise d’Aubert rappelle que la compagnie des Indes occidentales, qui inclut l’Afrique de l’Ouest, « mêle étroitement colonisation de peuplement, expansion territoriale, prosélytisme religieux et commerce ». Un an avant sa mise en faillite en 1674, Colbert décide de créer la Compagnie du Sénégal qui la remplace de facto. D’Aubert précise qu’avec cette structure, le nombre d’esclaves « importés » dans les Antilles passera de 2400 à 10 600 en moins de 10 ans.

Première page du Code Noir dans sa version de 1685

Colbert a aussi préparé le Code Noir, qui sera promulgué en 1685, 2 ans après sa mort. Cet édit légifère sur « l’état et le statut des esclaves » et stipule

que ces derniers, rejetés hors de toute humanité, sont des biens meubles (article 44), propriétés de leurs maîtres.

Les oppositions se cristallisent autour de la figure du contrôleur général des finances. En versant de façon bien peu rigoureuse dans le jugement de valeur, les opposants à la proposition de Louis-Georges Tin maintiennent Colbert sur son piédestal. Ils rappelent combien « le génial ministre » fut un bourreau de travail qui meurt « épuisé par sa tâche ». A l’inverse, en s’appuyant sur un argument juridique, Le président du CRAN tient Colbert pour responsable du crime contre l’humanité que constitue l’esclavage. Mais peut-on si facilement juger l’histoire ? S’il ne fait aucun doute que la traite négrière française prend son essor au tournant des années 1670, sous le ministère de Colbert, comment traduire sa responsabilité ?

 

Un débat transnational

Ces débats ne datent pas d’hier. A chaque modification des programmes d’histoire, à chaque  déclaration politique sur le sujet ou dès qu’une loi dite mémorielle est soumise au parlement, ils reprennent de plus belle.

Pour autant, et malgré la proverbiale et singulière passion française pour l’histoire, ces questions ne se limitent pas aux frontières nationales. D’ailleurs, ce sont bien les affrontements autour du déboulonnage de statues du Général Lee aux USA qui ont suscité par ricochet le débat chez nous.

En Allemagne, les discussions pour « décoloniser l’espace public » sont en cours. Ainsi, la Petersallee, du nom d’un explorateur-colon particulièrement violent Carl Peters sera-t-elle débaptisée cet automne.

Couverture du livre Mémoires blessées de Charles HeimbergDans cette guerre des mémoires, les adversaires semblent paradoxalement avoir le même objectif : rassembler autour d’une histoire commune. Mais c’est le contenu même de cette histoire qui ne va pas de soi. Laissons la parole à l’historien Charles Heimberg qui, dans ses Mémoires Blessées, présente à merveille le problème général dont cet épisode n’est qu’une des manifestations :

 

« Les grands récits nationaux, et parfois mythiques […] sont aujourd’hui soumis à la critique et à une nécessaire déconstruction. Ce qui ne les empêche pas de perdurer dans l’espace public. Leur légitimité est cependant mise en discussion, parfois avec raison, par l’émergence d’autres récits identitaires qui sont propres à des minorités, à des groupes sociaux […] dont certains notamment issus  des migrations. Cette évolution débouche sur l’expression de revendications mémorielles, reliées en général à la problématique de l’intégration, voire de l’assimilation, de ces groupes dans la société ».

 

Le cœur du débat est résolument politique. Il s’agit au fond de savoir si cette prise en compte des récits mémoriels minoritaires est susceptible de souder le corps social en élargissant les contours de notre histoire commune ou, comme le pensent les partisans du « récit national », conduit à la dislocation de la société et d’une introuvable « identité française » …

Partager cet article