Des carpes et des grenouilles au pays des mille étangs

- temps de lecture approximatif de 40 minutes 40 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux

aDombes-s-3dbc5.jpg
aDombes-s-3dbc5.jpg
Le mois de mars est traditionnellement celui de la fin de la pêche dans les étangs de la Dombes (la coutume veut que les dernières opérations soient achevées vers le 15 mars). C’est ainsi que sont produits le brochet des quenelles lyonnaises et la carpe, reine de la pisciculture mais qui souffre encore de la mauvaise réputation de son « goût de vase ».

Mais d’où viennent ces étangs que l’on admire volontiers en allant visiter le parc aux oiseaux de Villars-les-Dombes, mais qu’on connaît si mal ? Comment fonctionnent-ils ? Quelle est leur histoire ? Le pays des mille étangs qui occupe le plateau naturel de la Dombes, autrefois partagé entre principauté de Dombes (rattachée à la France en 1762 seulement) et province de Bresse qui coupait la précédente en deux, possède une identité très riche par son histoire, son patrimoine et… sa gastronomie.



Sommaire

1. Etangs naturels, étangs artificiels

- Aux origines, la volonté de mettre en valeur un territoire
- D’utilité publique
- Du paysage naturel au paysage social : la Dombes sous l’Ancien Régime

2. « Nous sommes tous de la conjuration contre les carpes. »

- Les étangs à la lanterne !
- Carpiers contre dessécheurs : les arguments du débat
- Concrètement, dessèchements et remises en eau

3. Patrimoine rural et identité locale : la Dombes d’aujourd’hui

- Ecologie et développement durable en Dombes
- Traditions et identité dombistes
- Carpe, brochet et grenouille : de quelques spécialités locales

2Etangs naturels, étangs artificiels2

3Aux origines, la volonté de mettre en valeur un territoire3

JPEG - 40.8 ko
Vue aérienne de la Dombes
Photo Didier Halatre
24 octobre 2004

La création des étangs en Dombes s’inscrit dans un mouvement général d’intérêt pour les zones humides au milieu du Moyen-Age, à une époque où l’extension des zones cultivées s’accroît sans cesse. En effet, tandis qu’entre l’an 1000 et la fin du XIIIe siècle s’étend un mouvement de dessèchement et de mise en valeur du marais poitevin, c’est au XIIe siècle que sont créés les étangs de la Woëvre et au XIIIe siècle que les polders sont mis en culture. Les étangs de la Sologne, eux, sont créés un peu plus tard, au XIVe siècle.

En Dombes, les textes anciens montrent que les premiers étangs artificiels sont construits au XIIIe siècle, le plus ancien connu étang celui de Poleteins près de Mionnay, créé en 1230 d’après un document de cette époque. Quelques années plus tard, en 1247, une charte fait mention de « coutumes d’étang », ce qui montre qu’au milieu du XIIIe siècle, ces réservoirs sont déjà bien implantés dans le paysage, et qu’il existe à leur sujet tout un ensemble de règles non écrites pour leur bonne gestion.

Certains historiens de la Dombes, dont Paul Percevaux, ont voulu voir dans la création des étangs en Dombes et la mise en place d’un système de pisciculture au Moyen-Age l’œuvre de communautés religieuses désireuses de s’assurer un bon approvisionnement en poisson, denrée nécessaire au respect du strict jeûne du Carême : en réalité, les documents montrent que ce n’est pas vraiment le cas, et qu’il s’agit d’une mise en valeur avantageuse de la terre pour leurs propriétaires, qui sont les seigneurs de la Dombes, ecclésiastiques ou non. Ainsi, sur 18 étangs mentionnés dans des documents du XIIIe siècle, 8 appartiennent à des nobles laïcs, et 6 seulement à des religieux.

Tout au long du Moyen-Age, les étangs vont connaître un grand succès en Dombes, et se multiplier considérablement. Pour en rester aux documents de l’époque, pour 18 étangs mentionnés pour la première fois au XIIIe siècle, on en connaît 86 de plus au XIVe siècle ; au XVe siècle, ce sont 144 étangs supplémentaires qui apparaissent. A ces chiffres, il faut bien sûr ajouter tous ceux qui échappent aux documents parcellaires conservés de cette époque, ce qui fait qu’à la fin du Moyen-Age, le nombre d’étangs en Dombes est devenu considérable. Il ne fera que s’accroître jusqu’à la Révolution, et même au-delà.

JPEG - 41.7 ko
Créations d’étangs au XIIIe siècle
Les étangs de la Dombes
au Moyen-Age
Avec l’aimable autorisation
de Catherine Benoît
JPEG - 80.3 ko
Créations d’étangs au XVe siècle
Les étangs de la Dombes
au Moyen-Age
Avec l’aimable autorisation
de Catherine Benoît

Traditionnellement, les étangs sont créés pour la pisciculture : on y élève du poisson, que l’on pêche ensuite au moment de la vidange. Ceux qui sont arrivés à maturité sont vendus à des marchands, tandis que les autres sont remis dans d’autres étangs, ou revendus à des voisins pour empoissonner leurs propres étangs. La « culture du poisson », comme on dit en Dombes, est très rentable : les archives consultées par les historiens ne mentionnent guère d’invendus, surtout au début de l’histoire des étangs.

Le poisson d’étang, vendu vivant, est un luxe réservé à ceux qui en ont les moyens : il est beaucoup plus cher que le poisson de mer, poisson de conserve, comme le hareng ou la morue. Il sert à l’approvisionnement des riches particuliers, nobles et bourgeois, et des maisons religieuses, notamment durant les nombreux jours maigres du calendrier religieux, et en particulier durant le Carême, où même les œufs sont proscrits pendant quarante-six jours. La Dombes fournit ainsi une très vaste région, des villes périphériques comme Bourg-en-Bresse, Mâcon et Lyon, jusqu’à des horizons beaucoup plus lointains à la fin de l’Ancien Régime, grâce à des modes de transports permettant de garder longtemps le poisson vivant : Dauphiné, Savoie, et jusqu’en Piémont.

Les poissons qui viennent garnir la table de ces riches privilégiés appartiennent majoritairement à trois espèces : la carpe, reine de la pisciculture en étang, le brochet, la tanche et la perche. Les trois premiers sont élevés dans les étangs de Dombes, selon de savantes répartitions variant d’un étang à l’autre, le brochet, poisson carnassier, ayant pour fonction d’obliger les autres espèces de poisson à circuler et à pâturer sur l’ensemble de l’espace occupé par l’étang, sans pour autant les dévorer tous. Pour limiter les risques de dégâts, l’empoissonnage comprend souvent des espèces non marchandes ; lors de la pêche, ce qu’il subsiste de ce type de poisson est généralement vendu à bas prix sur les marchés des environs ou offert à ceux qui ont participé aux opérations.

Les richesses de l’étang ne sont pas uniquement piscicoles. En effet, l’élevage du poisson est en fait un des éléments d’une rotation triennale des cultures qui sort du schéma traditionnel entre céréales d’hiver, céréales de printemps et jachère. Si l’on simplifie, les trois ans du cycle se répartissent entre deux années de mise en eau (l’évolage) et une année de travail de la terre (assec). Les terres ne sont ainsi théoriquement cultivées qu’une année sur trois, leur fertilité étant assurée par la « fumure d’eau » apportée par la période d’évolage, qui constitue un engrais appréciable à une époque où on n’amende quasiment jamais les terres mises en culture.

Les cultures de l’assec peuvent être de différents types, selon la période et le temps pendant lequel on décide de ne pas remplir l’étang. Les bords pentus de l’étang sont mis en prairie, pour la pâture du bétail, et le fond est ensemencé soit de céréales de printemps (avoine) pour une remise en eau dès l’automne, soit de céréales d’hiver (froment, et surtout seigle) lorsqu’on décide de laisser l’étang en assec durant une année entière.

La gestion du calendrier est l’objet de soins attentifs : la pêche ayant lieu d’octobre à mars (notamment en prévision des périodes de Carême), on peut semer dès le printemps de l’avoine pour une récolte en été avant un nouveau remplissage pour un cycle de deux ans, ou bien attendre l’automne pour semer seigle et froment. A ce moment-là, le printemps et l’été peuvent être consacrés à des travaux de réparation et d’entretien importants : consolidation ou réparation de la chaussée qui retient les eaux, colmatage des fuites, entretien des fossés et du thou (qui permet la vidange de l’étang), élimination des végétations aquatiques envahissant l’étang… Le second été est consacré à la récolte, puis, à l’automne, l’étang est remis en eau pour un nouveau cycle d’évolage.

Cette organisation, et le fait qu’en Dombes ceux qui possèdent des parts dans l’évolage et ceux qui possèdent des « pies » d’assec ne sont pas forcément les mêmes, impliquent une répartition parfois très complexe des droits afférant à l’étang. Celui-ci, par son importante masse d’eau, peut alimenter un moulin ; beaucoup plus couramment, il sert au rouissage du chanvre, opération permettant d’extraire de la plante les fibres nécessaires à son tissage : c’est le droit de naisage. Les droits de champéage et de brouillage consistent à mener paître le bétail sur les bords de l’étang et dans celui-ci, la végétation aquatique (et notamment la brouille) constituant un excellent fourrage ; le droit d’abreuvage, qui permet de mener le troupeau s’abreuver dans l’étang, s’en rapproche.

3D’utilité publique3

JPEG - 919.6 ko
Carte ancienne de la
Souveraineté de Dombes

La Dombes se prêtait particulièrement bien à l’établissement d’un grand nombre d’étangs, le sol y étant assez peu propice à la céréaliculture des sociétés traditionnelles, celle-ci s’étant d’ailleurs surtout développée sur le pourtour du plateau, essentiellement le long de la côtière de Saône, la plus fertile. Le plateau lui-même, couvert de formations morainiques datant du quaternaire, elles-mêmes ensevelies sous une couche argileuse imperméable et suivant une pente légère, n’est que peu peuplé en son centre.

Les cours d’eau importants sont assez peu nombreux : ce sont essentiellement la Veyle, le Renom et la Chalaronne au Nord, la Sereine au Sud. En revanche, le lacis des ruisseaux est très dense ; il est alimenté par un climat très humide, avec une pluviométrie à peu près également répartie sur l’année (même si le cœur de l’été peut connaître des sécheresses). C’est un pays où il est facile de retenir les eaux, qui s’accumulent dans le moindre trou : les étangs sont en réalité alimentés essentiellement par des eaux de ruissellement.

Certains auteurs, comme Charles Avocat dans un article de 1975, estiment que la mise en place des étangs est une façon de gérer l’écoulement des eaux dans un milieu favorable à leur accumulation [1] :

« le système de la pièce d’eau tournante représente une forme de maîtrise de l’eau sans laquelle les pays dombistes étaient condamnés aux marécages, ou à l’assèchement pur et simple, donc à un appauvrissement considérable tant en espèces végétales qu’animales ».

Partant de ce constat à la fois économique (les étangs représentant un mode de mise en valeur avantageux d’une terre autrement peu propice à une agriculture traditionnelle où les céréales sont reines) et géologique, il n’est pas très étonnant de constater qu’assez vite, les habitants de la Dombes ont considéré l’étang comme un aménagement d’utilité publique, ce principe n’étant jamais remis en cause avant la fin du XVIIIe siècle. C’est au nom de cette utilité publique que l’on donne à celui qui veut construire une chaussée un droit d’inondation sur ses voisins (à condition de les indemniser), et qu’on va jusqu’à détourner les chemins publics pour permettre l’aménagement de ces étendues d’eau. En principe, c’est un système où tout le monde doit être gagnant, comme l’explique Philippe Collet au XVIIe siècle [2] :

« Mettant donc pour principe, que les étangs sont avantageux au public, il sera juste de contraindre les particuliers à souffrir la construction des étangs, et que les eaux couvrent et inondent leurs héritages particuliers, de quoi ils sont dédommagés parce que cette inondation rend leurs fonds plus fertiles et parce qu’on donne part à tous les profits de l’étang à proportion de la quantité des fonds qui sont inondés. […] Ce ne serait qu’une pure fantaisie que de s’opposer à la construction d’un étang sous prétexte que l’eau s’étendra sur une terre que l’on ne perd pas, qui devient plus fertile, et qui est cause que le maître a part au poisson et aux servitudes de l’étang. »

3Du paysage naturel au paysage social : la Dombes sous l’Ancien Régime3

L’étang, par son histoire, a modelé non seulement la physionomie des campagnes de la Dombes, mais aussi son paysage social, renforçant considérablement l’emprise des ordres privilégiés sur la terre et les bénéfices que l’on peut en tirer. En effet, comme on l’a déjà exposé, les premiers étangs appartenaient essentiellement à des nobles et à des ecclésiastiques. A la fin de l’Ancien Régime, la situation n’a pas changé : les ordres privilégiés disposent d’une domination quasi-exclusive sur la propriété des évolages. Ceux-ci sont souvent possédés par de très grands noms de la noblesse française : Villeroy, Rohan, Boufflers pour n’en citer que quelques-uns. Par le jeu des héritages, des divisions, des ventes et des transmissions, certains ne possèdent que des évolages, sans avoir la moindre part dans l’assec, comme le marquis de Villars.

JPEG - 736.3 ko
Pêche en étang au XVIe siècle
Philippe Galle
1582
Bibliothèque municipale de Lyon

Ceux qui possèdent les seigneuries de Dombes bénéficient de nombreux droits sur les étangs, qui leur donnent une maîtrise incontestable de ceux-ci. Tout d’abord, ils bénéficient de l’obligation de leur demander leur autorisation pour créer un étang, ou plus exactement, élever la chaussée qui va retenir l’eau ; en échange de cette autorisation, ils perçoivent un droit, nommé introge. On appelle ce pacte « abergeage ». Ensuite, le seigneur est investi d’un pouvoir d’arbitrage sur les conflits locaux qui peuvent surgir au sujet des étangs (non-respect des divers droits des propriétaires d’assec sur l’étang, vol de poisson, chasse de gibier d’eau, oublis de surveillance…), avant que les conflits non résolus n’arrivent devant les juridictions royales.

La propriété de l’assec est répartie de façon différente. Après un « âge d’or » au XVIe siècle, le temps de la Ligue connaît des dévastations considérables en Dombes : l’identité des titulaires des différents fiefs et leurs alliances politiques (Villars, qui dépend de la Savoie alliée à l’Espagne, appartenant au ligueur Mayenne, et le prince de Dombes s’étant rallié à Henri IV), le pays se trouve au cœur d’un conflit armé d’une grande intensité, sans compter les épidémies que les armées de cette époque ne manquent pas de répandre. Dans les premières années du XVII, le pays est dépeuplé et dévasté, et la reconstruction se fait au bénéfice de la bourgeoisie et du clergé régulier, qui concentrent entre leurs mains l’essentiel de la propriété du sol.

Cela vaut également pour les pies d’assec. Du fait des accords à l’origine des créations d’étangs, la propriété de l’évolage et de l’assec se trouvent ainsi divisée, et constituent le patrimoine de groupes sociaux différents, aux intérêts qui peuvent être divergents. Si l’on simplifie, la noblesse détient l’eau, la bourgeoisie la terre, et les maisons religieuses bénéficient des deux types de possessions. Cela ne manque pas de créer des conflits d’intérêt, que l’on reverra surgir avec une force inédite au moment des grands bouleversements de la Révolution française.

Cependant, sous l’Ancien Régime, peu de ces propriétaires habitent sur place. La population de Dombes est rurale dans son immense majorité, ce qui ne fait guère exception à l’échelle du royaume de France. Quelques villes de taille très modeste, comme Trévoux, ont développé une bourgeoisie, qui a d’ailleurs sa part dans la possession de la terre en Dombes, et un artisanat. Le reste de la population se consacre à l’exploitation de la terre.

On l’a déjà dit, la petite propriété paysanne a quasiment disparu en Dombes à l’époque moderne. Le faire-valoir direct y est donc très marginal. Les propriétaires étant de plus en plus lointains, ils ont recours à des fermiers pour gérer leurs domaines ; ceux-ci sous-louent les exploitations à des « grangers », selon des baux de métayage, pour la culture de l’assec, se réservant l’exploitation des étangs, beaucoup plus rentable. Les baux sont renouvelés à la Saint-Martin : si les baux de ferme ont tendance à se concentrer dans les mains de quelques familles, généralement aisées, les grangers, eux, ne sont pas attachés à une terre particulière et déménagent souvent, même s’ils restent en Dombes.

Les étangs font vivre un personnel nombreux, car leur entretien (notamment les gros travaux de réfection des chaussées, du bief et des fossés, le changement régulier des fagots qui protègent les ouvrages ou font office de grille, et ainsi de suite) exige une main d’œuvre assez abondante. Par ailleurs, une série de métiers spécifiques se développent : voituriers pour le transport du poisson vers les ports les plus proches, veilleurs chargés de surveiller l’étang au moment où on le vide pour la pêche…

JPEG - 611.2 ko
Etang en Dombes
Photo Damien Pobel
JPEG - 638.1 ko
Autre vue d’étang
Photo Damien Pobel

2 « Nous sommes tous de la conjuration contre les carpes. » 2

Danton, Convention nationale, séance du 11 frimaire an II.

3Les étangs à la lanterne !3

Au moment où éclate la Révolution, les étangs sont clairement perçus comme un privilège aristocratique, une survivance de la féodalité. Cela n’est pas propre à la Dombes : ainsi qu’en bas Limousin (surtout dans l’actuel département de la Corrèze), entre fin 1789 et début 1790, puis au printemps 1791, on a pu assister à une série de vidages sauvages d’étangs appartenant aux ordres privilégiés (Chartreuse de Glandier, baronne de Saint-Hilaire, etc.) par les habitants de paroisses voisines.

En Dombes, la contestation s’est également faite sur le terrain du privilège, mais de manière différente. Point de rupture sauvage de chaussée ni d’ouverture forcée des bonds, ce qui, compte-tenu de l’étendue des étangs, n’aurait pas manqué de provoquer des inondations catastrophiques. En revanche, on voit les municipalités reprendre des arguments savants dans le cadre d’une contestation qui s’inscrit dans la lutte contre la féodalité en revendiquant la suppression sans indemnité de l’évolage, comme l’explique Reynald Abad [3] :

« De manière consciente ou non, la municipalité de Joyeux tendait à assimiler l’évolage à une servitude imposée aux paysans, c’est-à-dire à ce genre particulier de droits féodaux, communément appelés droits personnels, que la Nuit du 4 août avait abolis sans en prévoir le rachat, parce qu’ils étaient jugés contraires à l’humanité. Une telle interprétation revenait implicitement à considérer les étangs, non plus comme un mode de mise en valeur de la terre, mais comme l’une des innombrables manifestations d’oppression du régime féodal. »

Compte-tenu de l’emprise seigneuriale sur les étangs de la Dombes, cette réaction n’est guère étonnante. Supprimer les étangs, dans bon nombre de cas, revenait à chasser les nobles du système de propriété local, ce qui permettait aux propriétaires de l’assec d’en bénéficier chaque année, et non seulement un an sur trois. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant de trouver des propositions de suppressions d’étangs sans indemnités : cela bénéficie énormément aux propriétaires de l’assec (majoritairement des bourgeois de la grande ville), tandis que les propriétaires de l’évolage (majoritairement des nobles et des ecclésiastiques) perdent tout. Il n’est pas vraiment étonnant de voir alors les gouvernements révolutionnaires successifs s’emparer de la question des étangs, et donner plusieurs décrets sur leur suppression.

Cependant, plus tard, et indépendamment de ce mouvement, qu’on voit apparaître une préoccupation des gouvernants au sujet des étangs et de leur assèchement. L’Assemblée Législative se saisit de la question en 1792, quand elle avait auparavant tendance à la renvoyer aux autorités locales. Il s’agissait à la fois d’améliorer les surfaces de terres mises en culture et de mettre fin aux dessèchements sauvages, dont les effets se sentaient toujours. A la faveur d’une confusion croissante entre étang et marais, on voit le 11 septembre 1792, juste avant la dissolution de l’Assemblée, la parution d’un décret imposant la destruction des étangs marécageux (en Dombes, les grenouillats), question qui est encore de peu d’enjeu national et qui apparaît comme le prolongement logique de la récente loi sur la destruction et la mise en culture des marais. Cependant, dans le discours révolutionnaire, c’est présenté comme relevant de la lutte contre la féodalité [4] :

« La féodalité avait asservi à son empire toutes les propriétés territoriales : l’orgueil et l’intérêt étaient ses principaux satellites : toujours actifs, toujours éveillés, comme le sont les tyrans, les seigneurs des fiefs épiaient les occasions où ils pourraient s’enrichir et dominer ; la nature avait destiné plusieurs cours d’eau à fertiliser les prairies, à grossir les ruisseaux et rivières. Des hommes avides les ont arrêtés, en ont formé de vastes étangs. Sans bornes dans leur avidité, comme sans humanité pour les habitants, ils ont élevé successivement les chaussées. […] Le monachisme, digne compagnon de la féodalité, n’a pas moins créé d’étangs ; mais il mêlait dans son envahissement la cause de la religion, et son envahissement était religieusement respecté. »

Désormais, l’étang n’est plus un choix agricultural, mais un symbole du despotisme à abattre et un emblème politique, contre-révolutionnaire, à détruire. Cependant, la mise en pratique est presque nulle. L’année suivante, en 1793, la Convention est confrontée à de terribles difficultés d’approvisionnement des villes dans un contexte de conflit armé à l’extérieur et d’insurrection intérieure. Des voix, surtout parmi les sans-culottes parisiens, s’élèvent alors pour contester le droit des propriétaires de choisir le mode de mise en valeur de leurs terres et pour réclamer un ensemencement forcé de tous les terrains en céréales.

Devant cette demande pressante que le Comité de Salut Public, pour des raisons politiques, ne pouvait ignorer, et qui s’ajoutait à un discours de plus en plus radical sur la dénonciation de l’étang comme résultat du complot des deux ordres privilégiés pour affamer le peuple et assurer leur domination, la Convention, en pleine Terreur, décide d’agir. C’est ainsi qu’on arrive au décret du 14 frimaire an II (1er décembre 1793), pour l’adoption duquel ce mot curieux de Danton (« Nous sommes tous de la conjuration contre les carpes, et nous aimons mieux le règne des moutons ») joua un rôle décisif.

3Carpiers contre dessécheurs : les arguments du débat3

JPEG - 92.9 ko
Brochet
Photo Luc Viatour
2008

Au moment de la Révolution, la polémique sur les étangs, leur dimension nuisible et leur dessèchement nécessaire n’est pas tout à fait neuve. Elle s’inscrit tout d’abord dans le cadre d’une méfiance séculaire contre les eaux dormantes, considérées comme malsaines, sources de miasmes et d’émanations morbides responsables de maladies chroniques qui déciment la population et limitent considérablement son espérance de vie. Ces arguments seront soulevés ou combattus durant tout le temps que dure la querelle.

D’autre part, à la fin de l’Ancien Régime, on a vu s’esquisser dans les milieux cultivés et les sociétés savantes de la région lyonnaise une réflexion sur l’utilité des étangs et de la pisciculture. D’aménagement dont l’utilité commune ne faisait guère débats, ils sont passés au statut de sources de nuisances, et désormais, la question débattue est celle de savoir si les inconvénients sont compensés par des bénéfices suffisants. C’est tout le sens de la question mise au concours en 1777 par l’Académie de Lyon au titre du prix 1778 de physique, d’histoire naturelle et d’agriculture : « les étangs considérés du côté de l’agriculture et de la population, sont-ils plus utiles que nuisibles ? »

Ce concours, qui reçoit d’assez nombreuses participations, est le point de départ de la remise en question de l’aménagement des étangs, particulièrement en Dombes. Les arguments sont d’abord d’ordre essentiellement agronomique, même si la question des maladies engendrées par la présence d’eaux stagnantes est toujours présente. Les cercles éclairés de la fin de l’Ancien Régime font de savants calculs de rentabilité, pour démontrer que la mise en culture des étangs desséchés rapporteraient davantage à leur propriétaire que la pisciculture, ou au contraire que celle-ci est un moindre mal, qui permet de mettre en valeur des terres peu rentables, et qu’il vaut mieux des étangs que des marécages, ces derniers étant unanimement décriés.

C’est le principal argument des défenseurs des étangs : en effet, pour eux, il ne s’agit pas d’eaux dormantes, par les effets du vent, des déplacements du poisson et du mouvement continuel de l’eau nécessaire au maintien d’un niveau stable dans l’étang. Ils cherchent à démontrer que les fièvres ont d’autres origines, comme la combinaison d’une mauvaise alimentation et de travaux harassants, ou encore la présence abondante en Dombes d’une graminée, la flouve, qui poussait dans les champs juste après la récolte du seigle. Par ailleurs, ils soutiennent que les étangs ont un rôle essentiel dans la maîtrise de l’eau en Dombes, car ils permettent de recueillir les eaux de pluie d’un climat très humide, et d’en gérer l’écoulement là où elles risqueraient de s’accumuler dans tous les creux possibles d’un pays sans véritable réseau hydrographique ni pente naturelle, pour le transformer en un immense marécage.

En face, les arguments changent et glissent progressivement de terrain. D’abord strictement économiques et liés à la question de la rentabilité des terres et à la nécessité de produire suffisamment de céréales pour nourrir le pays entier, la contestation contre les étangs a glissé vers le domaine social et politique, culminant sous la Révolution où l’étang est devenu un symbole de la féodalité à abattre, comme on l’a expliqué plus haut. Le débat rebondit ensuite sous le Premier Empire puis la Monarchie de Juillet : peu à peu, les arguments politiques, sociaux et économiques cèdent la place à des arguments hygiénistes, d’ordre médical. Pour eux, il est intolérable que des intérêts privés et économiques mettent en jeu la santé de toute une population. Cet accent mis sur la salubrité est tourné en dérision par l’un des défenseurs des étangs, lui-même propriétaire en Dombes [5] :

« Couper les vivres aux hommes pour les contraindre à se bien porter, est une conception aussi curieuse qu’elle est neuve… Si l’on devait tout sacrifier pour arriver au maximum de la salubrité, il faudrait interdire une infinité de métiers très malsains, dont la société cependant ne peut se passer… On devrait alors abandonner son pays à l’ennemi, lui livrer ses biens et surtout ne point lever de soldats, car les camps ne sont pas salubres, et rien n’est plus malsain qu’un coup de canon ! »

Ce débat dure jusqu’au début du XXe siècle, avec des hauts et des bas. L’un des points culminants de la dispute se situe sous la Monarchie de Juillet, où les partisans des étangs sont affublés du sobriquet de « carpiers » et leurs adversaires de celui de « dessécheurs ». Ce débat se déroule par libelles interposés, aux titres parfois amusants, comme cette Lettre d’une carpe du Rhin à une carpe de la Bresse ou cette Batrachopoliade, imprimées et aujourd’hui conservées dans les fonds patrimoniaux de la bibliothèque municipale. Réponses et contre-réponses se multiplient, mais cela n’a guère d’incidence sur la réalité de l’évolution de l’étendue des étangs en Dombes (qui aurait même tendance à s’accroître).

A ce moment-là, la notion de « progrès agricole » s’ajoute à la description catastrophiste des conséquences sanitaires de l’étang sur la population : désormais, l’étang est aussi accusé de stériliser les exploitations agricoles voisines. Cette notion de progrès est essentielle, car c’est finalement en son nom que le dessèchement d’un nombre important d’étangs se fait au XIXe siècle.

3Concrètement, dessèchements et remises en eau3

JPEG - 856.6 ko
Etang de la Dombes au XIXe siècle
Louis-Hector Allemand
1869
Bibliothèque municipale de Lyon

Les conditions d’exploitations changent progressivement en Dombes, notamment avec l’arrivée de la révolution agricole. La première moitié du siècle voit le plateau se doter enfin d’un réseau de routes convenables, qui tendent à le désenclaver : entre 1825 et 1835 est construite la route départementale n°4, de Trévoux à Pérouges ; et entre 1831 et 1865, tout un réseau de routes, départementales elles aussi, s’y ajoutent pour quadriller le plateau. Grâce à la loi du 21 mai 1836, les chemins ruraux deviennent pour bon nombre d’entre eux des chemins vicinaux, ce qui met en place un réseau secondaire en bon état qui permet davantage la circulation.

L’amélioration de l’outillage et des techniques de l’agriculture, ainsi que l’augmentation de la pratique de l’amendement des champs améliorent les rendements des cultures céréalières. Cependant, ce n’est pas le principal facteur qui motive la grande vague de dessèchement des étangs qu’on observe sous le Second Empire : après la loi du 21 juillet 1856, qui crée une procédure de licitation permettant de supprimer un étang sans porter atteinte à la propriété de ceux qui possèdent l’évolage en opérant un repartage du terrain, il est désormais beaucoup moins complexe et beaucoup moins conflictuel de se lancer dans une telle entreprise. La construction de la ligne de chemin de fer Lyon-Bourg-en-Bresse, qui passe non loin des Echets et traverse Saint-André de Corcy, Villars et Saint-Paul de Varax au cœur de la Dombes a été le plus efficace moteur du dessèchement, par l’instauration de primes. En effet, la compagnie Mangini, pour décrocher l’exploitation de la ligne, s’est engagée à assécher 6 000 hectares d’étangs… L’abbaye cistercienne Notre-Dame-des-Dombes, implantée au Plantay dans les années 1850, se situe dans cette dynamique, desséchant et faisant dessécher à elle seule près de 800 hectares d’étangs situés dans son voisinage, dans le même mouvement qui l’a conduite à éliminer tout étang de ses domaines. Cela touche avant tout les étangs peu rentables ou mal entretenus, les « grenouillats » vaseux et fangeux, ou peu profonds, qui demandaient beaucoup d’entretien pour peu de résultats.

Les évaluations d’assèchement varient selon les auteurs, mais il est incontestable que ceux-ci ont été relativement importants. Au moment de la Révolution, le plateau de la Dombes compte environ 26 500 arpents d’étangs, soit environ 13 700 hectares (si l’on considère qu’il s’agit de l’arpent des Eaux et Forêts) ou près de 9 500 hectares (si l’on considère qu’il s’agit de l’arpent de Paris). Cependant, la fin du XIXe siècle et le début du XXe est paradoxalement une période de remise en eau. Beaucoup de petits propriétaires qui avaient asséché pour toucher la prime se sont trouvés déçus par les rendements du sol, surtout dans un contexte où les apports en engrais ne sont pas systématiques : privés de fumure d’eau, les champs produisent de moins en moins, ce qui ne manque pas d’engendrer de nombreuses récriminations. C’est ainsi qu’un mouvement de recréation des étangs se fait jour en Dombes, non sans susciter un ultime rebondissement de la polémique sur leur nocivité. Enfin, une loi, votée par la Chambre des députés en 1895 et par le Sénat en 1901, autorise, sous certaines conditions, le retour de l’évolage.

Les révolutions de l’agriculture intensive n’ont guère remis en question la survie des étangs, même si la pratique de l’amendement et l’introduction de machines mécaniques, en même temps que la carpe devenait un poisson difficilement vendable, à la chair médiocre et de mauvaise réputation, ont considérablement modifié l’équilibre entre pisciculture, désormais peu rentable, et agriculture dans l’économie rurale de la Dombes. En effet, l’attrait croissant pour la chasse de gibiers d’eau depuis la fin du XIXe siècle pousse à la préservation de ces espaces et fait considérablement monter le prix des terrains. Cet intérêt est parallèle avec le souci de plus en plus présent de protéger des zones offrant une biodiversité très importante, notamment à Villars avec la création du parc ornithologique.

2Patrimoine rural et identité locale : la Dombes d’aujourd’hui2

3Ecologie et développement durable en Dombes3

Aujourd’hui, la Dombes, comme les autres zones humides, fait l’objet d’une attention constante en matière de préservation d’un écosystème à la biodiversité très riche. Historiquement, cette volonté de préserver un paysage et des ressources uniques en France est plus ancienne que la préoccupation écologique qui habite aujourd’hui les discours : outre la spéculation sur les terrains de chasse, le développement du tourisme, et plus particulièrement de la randonnée, a depuis longtemps attiré un grand nombre de personnes dans un pays qui cherche à faire oublier son ancienne réputation de pays malsain, en proie à la malaria et au paludisme.

JPEG - 252.8 ko
Manchot
Parc ornithologique
de Villars-les-Dombes
Bibliothèque municipale de Lyon
Fonds Lyon Figaro
Droits réservés
JPEG - 803.2 ko
Colonie de flamands roses
Parc ornithologique
de Villars-les-Dombes
Bibliothèque municipale de Lyon
Fonds Lyon Figaro
Droits réservés

C’est dans ce cadre qu’est né le parc ornithologique de Villars-les-Dombes, de façon à sanctuariser un espace pour la riche faune aviaire locale, au cœur de la Dombes d’étangs. Il s’agit à la fois d’un lieu de recherches scientifiques, d’une réserve naturelle, d’une étape pour les oiseaux migrateurs, et d’un haut-lieu de tourisme qui valorise grandement l’image de la région. Des circuits pédestres et cyclistes ont été aménagés pour les randonneurs dans les environs. De très nombreux guides de randonnée et autres topos proposent toutes sortes d’excursion autour des étangs.

Cependant, comme pour la plupart des zones humides, l’équilibre écologique de la Dombes est fragile, et ce d’autant plus que, dans ce cas particulier, il résulte de plusieurs siècles d’interventions humaines. La pisciculture, première raison d’être des étangs, a connu une très forte baisse de rentabilité, par le rétrécissement de ses débouchés (la mauvaise réputation du « goût de vase » de la carpe s’alliant avec la concurrence des pays de l’Europe de l’Est, qui pratiquent pour l’élevage de ce poisson une pisciculture intensive, au contraire de ce qu’on observe en Dombes), mais aussi par l’apparition de nouvelles menaces : les pesticides des champs environnants qui se déversent dans des étangs fonctionnant par les eaux de ruissellement, mais aussi le grand cormoran, nouveau prédateur, protégé, et très friand de poisson d’élevage facile à attraper dans des plans d’eau peu profonds…

Par conséquent, la baisse des revenus entraîne la disparition d’un certain nombre d’entreprises de pisciculture. Ailleurs, l’équilibre entre évolage et assec est de moins en moins assuré, la période en eau des étangs ayant tendance à s’allonger de plus en plus. Cela est d’autant plus vrai que l’élevage en étang est de plus en plus tourné vers la pêche de loisir, à laquelle on n’hésite plus à consacrer de nombreux plans d’eau. Tous ces facteurs, combinés avec d’autres, participent à un risque de déséquilibre d’un système écologique complexe.

Bien entendu, la situation est loin d’être dramatique : les pêcheries, malgré tout, se maintiennent, d’autant plus qu’on observe actuellement un regain d’intérêt des grands cuisiniers pour le poisson d’étang, et notamment la carpe qui en est la première « culture », et que celle-ci est désormais commercialisée sous forme de filets prêts à cuisiner, que l’on peut trouver en supermarchés.

Toutefois, les instances gouvernementales, dans le cadre de politiques de développement durable à très grande échelle, sont attentives à la préservation de ce milieu naturel particulier. C’est ainsi que ces dernières années, toute une série de mesures ont été prises, dans le cadre du plan Natura 2000 ou spécifiquement pour les zones humides. Durant les derniers mois, le sujet est à nouveau devenu une préoccupation importante des administrations nationale et locale, comme en témoigne l’organisation d’un certain nombre de congrès et colloque, ainsi qu’un discours du ministre, en moins de deux mois : le 2 février 2010 a été déclaré Journée mondiale des zones humides, et deux jours plus tard, le 4 février 2010, se tenait le 9e Conseil des Marais, à Rochefort. Le 8 février 2010, à l’occasion du lancement du plan d’action pour la sauvegarde des zones humides, le ministre prononce un discours. Enfin, dans la quinzaine à venir, du 25 au 27 mars 2010, le Groupe d’Histoire des Zones Humides (GHZH) organise son 3ème congrès internationale sur le thème de l’histoire des zones humides dans les villes à Valenciennes, sous le titre Zones humides et villes d’hier et d’aujourd’hui : des premières cités aux fronts d’eau contemporains.

Dans toutes ces discussions, il s’agit de concilier préservation de la biodiversité et de l’équilibre écologique de ce type de région, activités économiques traditionnelles ou non et développement, sur le mode du développement durable. Ce sont des termes que l’on entend partout : ces thèmes sont actuellement ceux qui font la une de l’actualité, et sont même devenus des enjeux politiques. Il n’est donc guère étonnant que l’accent soit mis dessus à la veille des élections régionales.

3Traditions et identité dombistes3

JPEG - 273.4 ko
Pêche en Dombes
Bibliothèque municipale de Lyon
Fonds Lyon Figaro
Droits réservés

Le régime des étangs, si particulier en Dombes, a développé localement une identité forte, et de nombreux métiers locaux, dont une partie aujourd’hui a disparu avec l’avancée des progrès techniques et technologiques. Parmi ces métiers disparus, on peut citer le voiturier, autrefois chargé de transporter le poisson vivant après la pêche jusqu’aux lieux de stockage des marchands, ou autrefois, jusqu’aux ports les plus proches, où le poisson était acheminé vers la ville au moyen de filets accrochés à une barque, ou encore de barques percées de trous pour que l’eau se renouvelle.

Les métiers liés à l’entretien et au fonctionnement de l’étang avaient aussi une grande importance : c’étaient le claveur, chargé de construire et de réparer la chaussée, le filocheur, qui fabriquait et entretenait les filets nécessaires à la pêche (ou à prendre les lapins), le veilleur d’étang, avec sa caractéristique cabane montée sur roues, qui surveillait l’étang au moment de sa vidange, à la fois pour veiller au bon écoulement des eaux et pour décourager le maraudage et le vol de poisson…

C’est bien sûr la pêche de l’étang qui est la plus fertile en traditions, et qui génère une assez forte identité, d’autant plus qu’elle donne lieu à des scènes d’un grand pittoresque. Le principe n’a guère varié depuis le Moyen-Age : lorsque l’on veut pêcher un étang, on le vide pour rassembler les poissons dans un espace restreint et les attraper tous à la fois. Au centre de l’étang, dans sa longueur la plus grande, se trouve un vaste fossé, le « bief », qui a pour fonction de servir de refuge au poisson l’hiver, quand les conditions de la surface sont difficiles, mais surtout de canaliser la descente des eaux lors du vidage, de façon à ce que le poisson s’y rassemble progressivement. Ce bief est prolongé près du thou (la vanne de l’étang) d’une pêcherie, espace creusé pour achever le rassemblement du poisson.

Une fois l’étang vide à l’exception du bief et de la pêcherie, un grand filet est déployé pour ramener le poisson vers le thou : une fois emprisonné, il est pêché à l’aide de grandes épuisettes nommés arvots. De là, il est déversé dans un couloir de tri, ou gruyère, puis acheminé vers les camions-viviers, autrefois des tonneaux d’eau disposés sur des voitures à traction animale. L’ensemble de ces opérations se font de façon manuelle, mais parfois, lorsque l’étang est très grand, les grands filets, très lourds, sont remorqués par des tracteurs.

Ce rituel de la pêche obéit à des codes précis. Les étangs étant dépendants les uns des autres, même si c’est moins vrai aujourd’hui, le calendrier fait l’objet d’une gestion collective extrêmement attentive, et il n’est pas question de le décaler. D’autre part, il est traditionnel que l’exploitant qui procède à la pêche de son étang fasse appel à ses voisins, étant donné que cela nécessite une main d’œuvre relativement plus nombreuse que d’ordinaire. Généralement, l’exploitant offre le casse-croûte à l’équipe de pêche ; autrefois, il leur donnait aussi quelques poissons, notamment ceux qui n’avaient pas de valeur marchande, et dont la présence dans l’étang servait essentiellement à nourrir les brochets sans qu’ils s’en prennent aux carpes.

Tout ce petit monde respecte une organisation très précise, de ceux qui sont chargés de tirer les lourds filets aux trieurs, en passant par les hommes s’acquittant de la délicate tâche d’amener le poisson jusqu’au camion le plus vite possible pour ne pas qu’il s’asphyxie, et par l’indispensable peseur, qui s’occupe de déterminer le poids du poisson ainsi « récolté » au fur et à mesure, sous l’œil attentif du pisciculteur et du marchand…

JPEG - 90.5 ko
Etang de Grand-Moulin
Photo Etienne Galle
2010
JPEG - 80.8 ko
Pêche en étang
Photo Etienne Galle
2010

JPEG - 160.4 ko
Scène de pêche
Photo Etienne Galle
2010
JPEG - 97.3 ko
Autre scène de pêche
Photo Etienne Galle
2010

3Carpe, brochet et grenouille : de quelques spécialités locales3

Cette identité est aussi liée à la production d’un certain nombre de denrées qui font la spécialité et la fierté du pays. En matière piscicole, la Dombes occupe une place très importante au niveau national, puisqu’elle assure le cinquième environ de la production française de carpes et de brochets (dont une grande partie est exportée à l’étranger, notamment en Allemagne où la carpe farcie est une tradition de Noël).

Parmi ces productions, la plus curieuse était sans doute celle du lotier, dans la première moitié du XXe siècle. Surnommé « l’or vert de la Dombes », le lotier velu des marais a fait l’objet d’une intense spéculation, grâce à laquelle un certain nombre d’exploitants locaux se sont enrichis de façon substantielle. Il s’agit d’une plante qui sort de terre sous le couvert de l’avoine, et qui a été souvent cultivée sur les fonds d’étang en assec. C’était une culture complètement aléatoire : les essais de mise en culture du début du siècle ont complètement échoué. Quand il pousse, on le récolte (c’est sa graine, extrêmement fine, qui est recherchée), et quand il ne pousse pas, on ne cherche pas plus loin. La spéculation a atteint des sommets dans les années 1940 à 1950, avant de connaître un arrêt progressif : aujourd’hui, il est toujours présent, mais il n’est plus cultivé. Une aura de mystère l’entoure : personne en Dombes ne savait où il était emmené vendu à des marchands. En réalité, cela servait à la mise en culture des polders hollandais, où il ne pousse pas naturellement.

La grenouille verte, elle, est toujours bien présente en Dombes, et toujours appréciée pour ses vertus gastronomiques. Aujourd’hui protégée, sa pêche n’est plus autorisée que pour une consommation personnelle : les grenouilles que l’on trouve dans le commerce et à la carte des restaurants sont importées, généralement de Turquie. Il existe toutes sortes de façons de les accommoder : la famille Marguin, célèbre lignée de cuisiniers de la Dombes, les proposent en ravioles, en tomates farcies, sautées au beurre et aux fines herbes, en fricassée avec du ris de veau et des asperges vertes ou avec des cèpes, en profiteroles, en jambonnettes, en risotto, en soupe et même en panini, sans oublier la « bourride de la Dombes » ou le « tempura de cuisses de grenouilles », ni la possibilité d’en faire tartes et tourtes…

JPEG - 592.7 ko
Grenouille verte
Photo Holger Gröschl
3 juin 2004
JPEG - 522.7 ko
Grenouilles sur le marché
Photo Sophie Astier
3 mars 2010

Autre spécialité prisée dans la région, le brochet, qui peut entrer dans la fabrication de la quenelle lyonnaise. Les façons de le préparer varient selon les chefs : ainsi, la Mère Brazier donne la recette tout en précisant bien qu’il faut des appareils spéciaux, et conseille plutôt de les acheter toutes faites. C’est aussi la position de Paul Bocuse, qui propose de les servir en gratin. D’autres livres donnent des recettes plus simples : dans Toques blanches et poissons d’eau douce, il est cependant recommandé de laisser reposer la préparation 12h au réfrigérateur ; cette durée est même portée à 24h dans la Cuisine lyonnaise pour la préparation des quenelles « Nandron ». En revanche, le même ouvrage, pour des quenelles « Bellecour », n’indique pas de laisser reposer, mais simplement de séparer les blancs des jaunes d’œuf.

La cuisine régionale peut aussi intégrer d’autres sortes de poissons d’étang, comme le rotengle, en friture, ou la tanche, poisson à chair blanche, qui, comme la carpe, peut être préparée en quenelles. Le gardon, lui, est essentiellement revendu pour la pêche à la ligne de loisir. La carpe, autrefois farcie avec de la mie de pain trempée dans du lait, de l’oseille, des côtes de bette, de l’œuf, de l’ail, du persil, et parfois de la chair à saucisse, connaît aujourd’hui un renouveau, même s’il faut généralement la commander d’avance à son poissonnier. Aujourd’hui, il existe beaucoup de façons différentes de la préparer. Rillettes de carpes, tourtes de filets de carpes, carpes en croûte de sel, l’imagination des cuisiniers ne manque pas. Un exemple simple et moderne est la carpe en catigot, sorte de tartine proposée par Patricia Michel :

Carpe en catigot : (pour 4 personnes)
- 4 filets de carpe
- 1 oignon
- 1 tomate
- 1 tête d’ail
- 2 cuillères à soupe d’huile d’olive
- 1 bouteille de vin rouge
- sel, poivre
- 4 grandes tranches de pain de campagne

Coupez les filets en gros cubes.

Hachez grossièrement l’oignon et une gousse d’ail. Epluchez et émondez la tomate, coupez-la en dés. Faites revenir le tout dans une cocotte avec de l’huile.

Ajoutez les cubes de poisson et recouvrez de vin rouge. Salez et poivrez généreusement.

Laissez cuire 15 à 20 mn à petits bouillons.

Faites griller les tranches de pain de campagne, frottez-là à l’ail et répartissez dessus les cubes de poisson.

Servez aussitôt avec une salade frisée.

3Pour en savoir plus :3

- §Abad§, Reynald, La conjuration contre les carpes, enquête sur les origines du décret de dessèchement des étangs du 14 frimaire an II, Paris, Fayard, 2006.
- Actes du colloque Zones humides continentales : des chercheurs aux gestionnaires, 27-29 juin 2002, Saint-Jean de Thurigneux et Monthieux, Dombes, Ain, éd. par Philippe Lebreton, Saint-André de Corcy, Fondation Pierre Verots, 2003.
- §Benoît§, Catherine, Les étangs de la Dombes au Moyen-Age, XIIIe-XVe siècles, Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 1992.
- Mémoire du pays de Dombes, témoignages, histoires, usages et techniques au XIXe et XXe siècles, Bourg-en-Bresse, Association pour la mise en valeur du Patrimoine de la Dombes, Conservation Départementale du Musée des Pays de l’Ain, 1999.
- §Percevaux§, Paul, « La question des étangs », dans Bulletin de la société des naturalistes et des archéologues de l’Ain, n°85, 1971, p. 87-106.
- §Percevaux§, Paul, « La Dombes, terre originale et mal connue », dans Histoire des communes de l’Ain, éd. par Guy Brunet, Paul Percevaux et Louis Trenard, Le Coteau, Horvath, 1983, p. 77-126.
- La Question de la Dombes sous le Premier Empire, Nîmes, Lacour, 1992 (réimpression d’une édition de 1860) .
- §Thonnerieux§, Yves, La pêche des étangs, Bourg-en-Bresse, La Taillanderie, 1993.


[1] §Avocat§, Charles, « La Dombes, milieu naturel ou milieu en équilibre ? », dans la Revue de géographie de Lyon, vol. 50, n°1, 1975, p. 40.

[2] §Collet§ Philippe, Explication des statuts, coutumes et usages observés dans la province de Bresse, Bugey, Valromey et Gex, Lyon : Carteron, 1698, livre III, section I, p. 85.

[4] §Rougier de la Bergerie§, Rapport sur les étangs marécageux, fait au nom du Comité d’agriculture. Le 11 Septembre 1792, l’an 4e de la Liberté et le premier de l’Egalité, Paris, 1792, p. 1-2.

[5] §Greppo§, Antoine, Observations sur les étangs d’une partie de l’Ain, Lyon : Tournachon-Molin, 1805, p. 6.

Doit-on dire la Dombes ou les Dombes ? Voir

Où situer l’ancienne frontière entre Lyon et Etat de Savoie ? Voir

D’où vient le toponyme “Les Vavres” en Dombes ? Voir

Le village de Montanay fait-il partie de la Dombes ? Voir

La grenouille de la Dombes disparaît-elle, et pourquoi ? Voir

Combien y a-t-il d’étangs dans la Dombes ? Voir

Qu’est-ce qu’une poype ? Voir

Que sait-on du château de Trévoux, du parlement de Dombes et de l’hôpital Montpensier ? Voir

D’où vient le mot “thou” ? Voir

Partager cet article