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Pièces de guerre en Suisse

Antoinette Rychner

L’autrice dissèque les violences ordinaires, d’un pays à priori sans histoire. Cette mise à nue est un miroir des convulsions qui traversent les pays occidentaux démocratiques, en écho aux grands conflits mondiaux passés et actuels.

Comment faire comprendre à son voisin qu’on ne supporte pas ses idées fascistes ? Avec humour, poésie et tendresse, l’autrice parvient à laisser sortir cette parole qui raconte le racisme ordinaire et les préjugés sociaux. Elle fait le choix de formes d’écriture hétéroclites : monologues, récits, listes. Chaque scène peut être prise indépendamment des autres. Cela produit une dynamique de débat. De questionnements en digressions, les scènes présentent un éclectisme propre au principe de démocratie.

Du rétablissement de la peine de mort, au consumérisme ambiant, en passant par les fêtes traditionnelles, la Suisse s’avère être un pays dans lequel les sujets de débats sont nombreux et ne font pas consensus. Sa neutralité même, en fait le lieu de la révélation des petites violences ordinaires. Celles qui se cachent dans nos pensées de citoyens occidentaux. Elle devient ainsi la scène emblématique de questionnements qui débordent ses frontières.

Les personnages sont des anonymes. Ils sont présentés par un cliché, un canon, une action ou un sentiment qu’ils portent. Cela entraîne une dédramatisation du propos, produisant une légèreté bienvenue. Et le lecteur/spectateur peut s’identifier plus facilement et ainsi avoir des déclics. Cela fonctionne comme autant de petites bombes salutaires.

Ces choix d’écriture produisent une expression libre et décomplexée, qui de reconnaissances en reconnaissances, nous libèrent des conflits larvés en chacun de nous, et nous soulage avec humour. Car dans “Pièces de guerre en Suisse”, aucune pensée n’est tabou, aucune n’est meilleure que l’autre.

Ce texte souffle un vent de liberté et d’apaisement.

Antoinette Rychner

Antoinette Rychner est née à Neuchâtel le 17 Octobre 1979. Ecrivaine et dramaturge, son premier roman « Le prix », reçoit le Prix Michel-Dentan 2015 et le Prix suisse de littérature en 2016. Son dernier roman « Après le monde », parle d’éco-féminisme, aborde la collapsologie et la notion d’effondrement.

Extrait

«  – J’ai 46 ans, je ne sais pas si j’ai des amis noirs – c’est-à-dire ; des connaissances ; je ne sais pas si « amis »… – bref, bien sûr que le profil socio-culturel joue un rôle, je vois le Noir en face de moi ; un homme jeune, deux ou trois hommes jeunes, je ne reconnais pas la langue, je ne peux que faire des conjectures, tiens : le type plutôt érythréen, somalien, il porte une veste beaucoup trop fine pour la saison, je me demande où il va, est-ce qu’il va sortir à Yverdon, à Lausanne, je ne peux m’empêcher de lire « réfugié » dans les plis de ses vêtements, dans sa timidité, dans ma propre crainte que le contrôleur n’arrive et qu’un long et pénible palabre commence s’il s’avère que l’individu n’a pas de titre de transport valable… ça me crispe d’avance, je fais mentalement mes comptes, je me dis : s’il n’en a pas je propose de lui payer son billet – oui, mais s’il y a amende, je paye l’amende aussi ?

Je veux dire : bien sûr que si le Noir en face est plutôt gras et plus âgé, porte des pantalons bien coupés, des lunettes de soleil et parle anglais, ça ne fait pas le même effet. Ça crée une sensation d’étrangeté, c’est sûr, mais pas la même, si vous voulez.

Et pas la même non plus que la bande de jeunes à capuchons (on pourra remplacer ce terme par celui de « capuches » lors des représentations en France), la bande de jeunes noirs, mais pas que, celle à pitbull et gros son plein tube, le soir dans le dernier train.

– Ce sont les agressifs qui font le plus peur.

– Ce sont les pauvres qui gênent le plus.

– Ce sont les pauvres qui gênent.

– On se demande ce qu’on va en faire, ce que la société va en faire.

– Les jeunes à capuchons, on se demande ce que la société va en faire.

– On a des frissons de honte quand on les entend parler ces jeunes, on dirait qu’ils ne possèdent que deux cents mots en tout et pour tout.

– Ce sont les pauvres qui gênent.

– Les jeunes à capuchons nés en Suisse sont-ils des pauvres ?

– Ce sont les pauvres fraîchement déracinés parlant érythréen dans leur smartphone qui provoquent le plus grand malaise.

– Votre sentiment change-t-il selon qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme ?

– Les femmes noires réfugiées transportent des enfants.

– Ce sont les femmes avec un tas d’enfants qui gênent le plus. On se demande ce que la Suisse va en faire.

– Quel âge as-tu ?

– Je suis né en (adapter l’année pour obtenir 5 ans), j’ai 5 ans.

– Que penses-tu du sentiment de malaise de Monsieur Madame lorsque vous prenez place toi et ta mère dans le compartiment ?

– Il est perceptible. Parfois c’est de l’hostilité. Monsieur Madame regardent ma mère à la dérobée, et selon comment ils la regardent ou même évitent de la regarder, ce qui circule dans l’air finit contre mes joues en crible de petites aiguilles.

Parfois, mon petit frère Ismail tire des sourires aux vieilles dames. Ou alors, s’il y a une famille avec un petit enfant blanc dans le compartiment, ça peut arriver qu’ils entrent en contact, mon petit frère et le petit blanc, parce qu’ils sont trop petits pour savoir.

– Penses-tu que quand Ismail aura 5 ans, lui aussi sentira les aiguilles sur ses joues ?

– Oui bien sûr. »

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