Prix Pritzker

Vals avec Peter Zumthor

- temps de lecture approximatif de 12 minutes 12 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux

En avril dernier, une excellente surprise a secoué le monde de l'architecture : la plus prestigieuse récompense internationale en architecture, le Prix Pritzker, a été décernée à un homme à l'architecture humaine, naturelle, sensuelle, aux antipodes de celle des immeubles de grandes hauteurs et autres projets pharaoniques koweitiens proposés par les « starchitectes » comme Jean Nouvel (Prix Prizker 2008) ou Zaha Hadid (Prix Pritzker 2004). Cet homme, c'est l'architecte suisse Peter Zumthor.

les thermes de Vals les Bains par Peter Zumthor © commons.wikimedia.org
les thermes de Vals les Bains par Peter Zumthor © commons.wikimedia.org
Reconnaissance légitime pour les connaisseurs : son œuvre est d’une telle qualité qu’elle est reconnue par la critique depuis plusieurs années comme l’une des plus importantes de l’architecture contemporaine.
En revanche, Peter Zumthor et ses réalisations sont méconnus du grand public. Une aura de mystère entoure cet homme brillant, aura qu’il cultive, au fin fond des montagnes suisses. Cette récompense, remise officiellement vendredi dernier, est l’occasion de dissiper un peu le mystère et de mettre à jour une personnalité authentique et une architecture époustouflante, vibrante, tactile, sensible, synthétisée dans son chef d’œuvre : les thermes de Vals les Bains (Suisse).Entrer dans Vals, entrer dans l’architecture sensuelle de Peter Zumthor, « l’architecte-poète ».

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Peter Zumthor (1943- …)

Portrait

Né en 1943 à Bâle, Peter Zumthor reçoit par son père une formation d’ébéniste et découvre la noblesse de la matière brute. Des études de design et d’architecture suivront. Aujourd’hui, son agence de renommée internationale, qui est aussi son lieu de vie, siège depuis 1979 dans une petite ville de Suisse, à Haldenstein.

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Atelier/ maison de Peter Zumthor (Haldenstein, Suisse)

En retrait d’une certaine agitation du monde…. Le peu d’ouvrages sur son œuvre et l’absence de site internet pour son agence rendent son travail assez peu visible.
Mais pourquoi Peter Zumthor se fait-il si discret ?
Parce que se montrer, être visible, au devant de la scène architecturale, est à l’opposé de ce qui motive son architecture. Pour lui, il est plus important que son œuvre touche les gens plutôt qu’elle soit citée dans l’Histoire de l’architecture. « La qualité architecturale, ce n’est pas d’avoir sa place dans un guide d’architecture ou dans l’histoire de l’architecture ou encore d’être cité ici ou là. Pour moi, il ne peut s’agir de qualité architecturale que si le bâtiment me touche. » [1]
Selon lui, son architecture vise à être une architecture qui se vit, qui se ressent. Son dessein est donc de transmettre des sensations, des sentiments, pour au final former un tout : une atmosphère. « Il existe une interaction entre nos impressions et les choses qui nous entourent. C’est ce dont je m’occupe comme architecte. Mon travail porte sur les formes, les conceptions formelles (physionomie), les présences matérielles qui constituent notre espace de vie. Par mon travail, je contribue à façonner la réalité, à donner à l’espace construit une atmosphère où nos sensations puissent s’enflammer. » [2].On pourrait presque parler à cet égard d’approche “phénoménologique” de l’architecture, au sens où l’on prend conscience du bâtiment grâce et seulement par nos sens. Cette conception de l’art de contruire est particulièrement singulière dans le panorama de l’architecture contemporaine. D’une extrême modernité, Peter Zumthor est un architecte à part, presque un architecte “a-contemporain”. Et c’est pourquoi il a été lauréat du Prix Pritkzer, pour son “architecture temporelle” selon les termes du président du Prix.

Deux essais extrêmement éloquents sur l’essence de sa pensée illustrent parfaitement cette tension entre rigueur, poésie et sensualité :
Penser l’architecture,par Peter ZUMTHOR, Birkhauser.
Atmosphères, par Peter ZUMTHOR, Birkhauser.

Mais, si le tour de force de Peter Zumthor est de souhaiter fabriquer des espaces “vécus”, son génie tient en prime à ce que son architecture parvient réellement à enflammer nos sens. “Visiter” un bâtiment de Peter Zumthor fait vibrer, transporte, laisse une empreinte dans notre corps.

Entrons dans l’architecture : petite déambulation dans quatre de ses oeuvres les plus manifestes,
afin de cerner les mécanismes de cette architecture sensuelle.

Visite

Ses œuvres forment un petit corpus (une trentaine de bâtiments depuis 1979) : Peter Zumthor privilégie la qualité à la quantité, l’authenticité plutôt que des réalisations aux quatre coins du monde : “I need a genuine interest in the project. So if a riche guy comes to me and says “I would like a nice house on ski resort, and money is not a problem” (…) even tough he might be a nice guy, I say NO. For me it would mean 4 years out of my life for you it is just another weekend house somewhere, so it doesn’t go together.” [3]
Peter Zumthor Works : Buildings and Projects, 1979-1997 (épuisé)
Cette monographie est la seule publication présentant ses projets. Elle est loin d’être actualisée mais peut être une bonne entrée en matière pour saisir l’évolution de son travail, de ses débuts jusqu’à son chef d’œuvre en 1997, les Thermes de Vals, qui le hissa au rang des plus grands architectes contemporains.

Les thermes de Vals les Bains (Suisse), 1996

Son chef d’œuvre, bâtiment culte, discrètement ancré dans les montagnes suisses, classé bâtiment historique seulement deux ans après sa construction, est un centre thermal qui exploite l’unique source thermale des Grisons.

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Thermes de Vals (extérieur)

Mais plus qu’une enveloppe proposant des espaces de bien être, elle condense toute la pensée architecturale de Peter Zumthor.
De source personnelle, elle est avant tout une expérience intense, insoupçonnable : un étourdissement des sens déroutant.
Un étourdissement assumé, recherché par l’architecte. « Pour moi, le plus important est cependant le savoir émotionnel, que l’on ne peut pas toujours rationaliser ni solliciter, mais qui est tout simplement présent » [4]. S’immerger. Sortir du monde. Ouvrir ses sens. Flotter.

Dès l’entrée de cet imposant bâtiment en pierre grise, ancré dans le flanc de la montagne, le ton est donné : aucune prétention ni monumentalisme, le curiste pénètre par un tunnel aux parois de pierre, à l’éclairage minimaliste et au dépouillement extrême.
Cette mise en scène théâtrale, chère à Peter Zumthor et aux accents presque lynchiens, se poursuit avec de lourds rideaux de cuir rouge, visiblement à notre service, dans une semi obscurité. Derrière eux, les vestiaires. Une peau pour changer de peau. Le raccourci est facile mais surtout terriblement sensuel.

Le curiste est ensuite « livré » à l’espace des bains : une signalétique discrète laisse une liberté de parcours essentielle, selon Peter Zumthor, pour rencontrer le bâtiment : « Pour nous, il était extrêmement important de produire une sorte de « flânerie libre », dans une ambiance qui nous séduit plus qu’elle nous dirige » [5].

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Thermes de Vals (intérieur)

Se laisser aller, se laisser porter par notre intuition, nos sens, à l’écoute de l’architecture. Se laisser séduire. Délicieusement, avec plaisir « Je suis là mais déjà plus loin, à l’angle, quelque chose m’attire déjà, une lumière qui tombe, et alors je poursuis ma flânerie » [6]. Lâcher prise sur le monde qui tourne : aucune horloge en vue…sauf pour l’œil attentif à l’architecture, qui remarque les minuscules quadrants incrustés discrètement dans certains tubes verticaux semblables aux rambardes d’accès aux bassins. Regarder l’objet, ses détails pour l’apprivoiser, pour le voir tel qu’il nous est offert. « Les détails, lorsqu’ils savent nous combler ne sont pas de simples décorations. Ils ne nous distraient pas, mais ils conduisent à la compréhension du tout, à l’essence duquel ils appartiennent incontestablement. » [7]. Travailler l’espace mais aussi le temps est un thème qui passionne Peter Zumthor pour qui « L’architecture comme art de l’espace et du temps, entre sérénité et séduction » [8].

Seul point de repère dans le parcours : la lumière, d’abord artificielle puis naturelle au terme du parcours, dans le bassin extérieur, comme pour mieux matérialiser ce passage du dedans au dehors, des sens enfouis aux sens enflammés.
Et c’est justement pourquoi cette désorientation spatio-temporelle est orchestrée : elle est mise au profit d’une exacerbation de nos propres sens. « Faire l’expérience concrète de l’architecture, c’est toucher, voir, entendre, sentir son corps. » [9]. Lieu par excellence dédié au corps, Peter Zumthor a pris soin d’attribuer à chaque bain des spécificités particulières au service des sens. Le toucher, le goût, l’ouïe, l’odorat sont sans cesse sollicités.
Entièrement construit avec les fabuleuses pierres locales, le gneiss de Vals, la surface de l’espace intérieur invite au toucher : cassée, fendue, sciée, dépolie au sable, poncée ou polie, la pierre a été façonnée en fonction des différentes parties du bâtiment. Le Bain de Feu et le Bain de Glace sollicitent plus pleinement encore ce sens du toucher.
Le gout est éveillé dans la salle de désaltération tandis que l’odorat est réveillé dans le Bain de Fleurs.

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Thermes de Vals (intérieur)

L’architecte a particulièrement été attentif au son : une salle est dédiée à l’écoute d’une partition de musique minérale composée spécialement pour le lieu par Fritz Hauser « Les sons proviennent de la vibration des pierres » apprend-on sur une petite plaque en laiton à l’entrée. Ces vibrations de son lithiques sont perçues par tout le corps et leur effet est semblable à celui d’un massage en profondeur. Une sensation qui peut mettre mal à l’aise physiquement. Cette attention portée au son est récurrente dans son oeuvre.Pour ces thermes, il est allé jusqu’à concevoir l’espace en fonction des sons que le bâtiment peut « produire » une fois investi par les curistes ou tout simplement vide. Car selon lui, il est promordial de porter attention au « son de l’espace » : « un espace fonctionne comme un grand instrument ». [10].

Une architecture à vivre, une expérience sensorielle, à portée de main puisqu’à seulement 9 heures de Lyon. Réservation obligatoire car même au bout du monde (le voyage en lui-même est un sacerdoce tant les embuches guettent : neige, longue attente des trains pour transporter la voiture), le lieu est largement prisé.

Pour avoir un avant goût de cette architecture surréaliste, plongez vous dans l’ouvrage Peter Zumthor, thermes Vals par Peter ZUMTHOR, Sigrid HAUSER, Infolio éd. » qui restitue les grandes lignes du projet, les sources d’inspirations, les premières esquisses.

Et aussi :
– Le film de Richard Copans “Les thermes de pierre” dans le tome 2 de la série Architectures, La Sept Vidéo.
– Le commentaire de ce tournage par le réalisateur Richard COPPENS sur le site d’Arte.
– Le site des Thermes de Vals
– Pour avoir une idée de ce qu’est la musique de Fritz Hauser

Le Musée des beaux-arts de Bregenz (Autriche), 1997

Pour ce musée, Peter Zumthor a employé le verre et l’acier. Il a porté un soin particulier à son enveloppe. Celle-ci est constituée de larges écailles en verre dépoli. Le paysage autour se reflète dans cette enveloppe et fait alors corps avec le monument. Ce « cube de glaces » reflète le souci d’intégrer le paysage au monument, thème cher à l’architecte.
Pas totalement imperméable, cette enveloppe de verre permet également une diffusion douce et diaphane de la lumière du jour à l’intérieur du monument. .

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Façade du Musée de Bregenz

Peter Zumthor considère la lumière comme l’un des matériaux de base avec lequel il doit composer. Essentielle, il l’admire, l’utilise mais avoue ne pas en saisir toute la complexité : “J’expose les pièces, les matériaux, les textures, les couleurs, les surfaces et les formes de la lumière du soleil, je capture cette lumière, la réfléchit, la filtre, la masque, la dilue pour faire briller un éclat au bon moment. La lumière comme agent matériel : cette idée m’est familière mais en y réfléchissant bien, je me dis que je n’y comprends pas grand-chose ” [11]. Site du Kunsthaus-Bregenz.

§Kolumba Kunstmuseum Art museum of the archbishopric of Cologne (Cologne), 2007§

Ce musée expose des œuvres du Moyen Age à nos jours. Mais, opposé à un classement par époque, le directeur a choisi de présenter côte à côte des reliquaires du XIIe siècle et une installation de Josef Beuys. Peter Zumthor a parfaitement intégré cette concomitance d’époques dans son architecture. Aussi, des éléments de ruines de l’ancienne église Sainte Colombe, détruite pendant la seconde Guerre mondiale, ont été utilisés comme base d’une architecture résolument contemporaine.

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Kolumba Kunstmuseum (Cologne)

Lors de la conférence d’inauguration de ce musée, Peter Zumthor a déclaré avoir voulu faire de son projet un « anti Bilbao », soit une architecture sobre pour privilégier les objets qu’elle renferme. Seuls les objets comptent, sans artifices pour venir perturber leur lecture : inutile de chercher les cartels, absents. Leur unique accessoire est la lumière. Ils sont éclairés par des ouvertures en lumière blanche ou colorée, comme le splendide vitrail « 4 096 couleurs », créé par l’artiste allemand Gerhard Richter. Comme les thermes, ce musée est un lieu qui porte vers son contenu mais aussi vers soi même. Notre façon d’appréhender une collection muséographique est bousculée : nos sens sollicités d’ordinaire dans un musée s’en trouvent perturbés. Site du Musée Kolumba

Chapelle dédiée à Frère Klaus (Wachendor, Cologne), 2007

Une architecture atypique pour une histoire étonnante. Un couple de fermiers prospères décida de construire une chapelle privée au milieu de leurs champs en l’honneur d’un saint : le Frère Klaus. Ne doutant de rien, ils firent appel à Peter Zumthor. Ce dernier refusa tout d’abord, arguant qu’il était trop cher. .

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Chapelle (Cologne)

Puis, l’architecte décida finalement d’accepter le projet…gratuitement !. Il propose alors un monument à construire soi-même, avec des matériaux locaux . Surprenante, l’allure du bâtiment est celle d’un tipi, légèrement dissymétrique, avec un trou à son sommet pour laisser passer la pluie. L’intérieur est minuscule, une sorte de grotte d’ermite : un banc, quelques cierges et une relique de Saint Nicolas. Une fois la construction achevée, Peter Zumthor demande de brûler l’ossature intérieure de bois puis d’évacuer les cendres. Le résultat est fascinant car les troncs brûlés ont laissé leurs marques sur le béton.De minuscules trous ont ensuite été percés dans la paroi, tels des vitraux laissant entrer la lumière.

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Pavillon Suisse (Hanovre)

La réflexion menée sur l’emploi des matériaux naturels par Peter Zumthor est ici éloquente. Son pavillon suisse de l’exposition universelle à Hanovre en 2000 est tout aussi révélateur de cette recherche sur les matériaux naturels mais aussi sur le son en architecture. Entièrement en bois suisse, cet empilage de planches sans clou ni vis qui ressemble à une contruction de lego, a été conçu comme une immense caisse de résonnance pour guider les sons et la musique des installations sonores nichées dans des espaces stratégiques. Pour en savoir plus, l’ouvrage Corps Sonore Suisse : lexique du pavillon de la Confédération helvétique pour l’Exposition universelle en 2000 à Hanovre par Peter ZUMTHOR, Plinio BACHMANN, Karoline GRUBER, édition Birkhäuser est particulièrement éclairant sur la démarche.

Si tous les monuments de Peter Zumthor sont des évènements en soi, on ne peut que brûler d’impatience de découvrir le projet sur lequel il travaille actuellement : un mémorial à Vardø (Norvège), édifié à l’emplacement même où des « sorcières » furent brûlées vives au XVIIe siècle, et pour lequel il a collaboré avec l’artiste Louise Bourgeois. « Vous devez toujours vous inscrire dans l’histoire du lieu, aussi terrible soit-elle » a déclaré Peter Zumthor au sujet de ce projet. Une autre expérience zumthorienne est en marche…


[1] “Atmosphères” de Peter Zumthor

[2] “Penser l’architecture” de Peter Zumthor, édition Birkhauser, 2006

[3] The Architect’s journal, 14 avril 2009.

[4] “Penser l’architecture” de Peter Zumthor édition Birkhauser, 2006

[5] “Atmosphères” de Peter Zumthor, édition Birkhauser, 2006

[6] “Atmosphères” de Peter Zumthor, édition Birkhauser, 2006

[7] “Penser l’architecture” de Peter Zumthor, édition Birkhauser, 2006

[8] ” Penser l’architecture” de Peter Zumthor, édition Birkhauser, 2006

[9] “Penser l’architecture” de Peter Zumthor, édition Birkhauser, 2006

[10] “Atmosphère” de Peter Zumthor, édition Birkhauser, 2006

[11] “Penser l’architecture” de Peter Zumthor, édition Birkhauser, 2006

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