La caméra explore le temps

- temps de lecture approximatif de 13 minutes 13 min - Modifié le 28/06/2016 par Département Civilisation

Actualités, films de propagande, fresques historiques, reconstitutions : le cinéma est depuis ses débuts très proche de l'histoire. L'image reste le mode de transmission essentiel de l'histoire, de l'histoire en train de se faire, événements ou cérémonies sur le passé. Ce couple histoire-cinéma fonctionne à merveille si les frontières restent nettes : la réalité historique peut-être altérée selon qu'il s'agisse de documentaire ou de fiction, ou selon la manière d'inclure des images historiques au montage. En effet, l'image animée est manipulable, on peut en détourner le sens ; on peut la modifier, la truquer, la maquiller. Les liens entre cinéma et histoire se sont accrus avec l'arrivée de la télévision : dans les années 60, les documentaires sont de moins en moins présents dans les cinémas, et sont « sauvés » par la télévision, au point de voir (re)naître aujourd'hui un genre nouveau : le docu-fiction

© Pixabay
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Filmer l’histoire

L’histoire à l’écran est visible sous plusieurs genres : les actualités (aujourd’hui journal télévisé), les films de montage, les magazines, les documentaires, la fiction. La frontière la plus nette est celle qui distingue la fiction des autres genres : le film de fiction est une création, ou une reconstitution s’il traite uniquement du passé, alors que les autres genres filment le réel ou le reproduisent.

Un film historique n’est pas une tentative de reconstitution fidèle d’un événement réellement arrivé, mais une mise en scène fonctionnelle ou documentaire, avec ses raccourcis, ses simplifications, à partir de représentations, symboliques ou authentiques, que la société s’en fait à un moment donné“. Extrait de l’introduction de La Grande Guerre au cinéma de Laurent VERAY, Ramsay


Les historiens du cinéma ont coutume de considérer Boleslaw Matuszewski comme le premier théoricien à avoir affirmé la nécessité de créer des archives cinématographiques à peine trois ans après la projection publique et payante du Cinématographe Lumière. Les propositions de créer un dépôt cinématographique et d’instaurer un dépôt légal sont en effet avancées par Matuszewski dans la fameuse brochure, Une nouvelle source de l’histoire, création d’un dépôt de cinématographie historique, publiée par ses propres soins, en mars 1898.

In Boleslaw Matuszewski : photographe et opérateur de cinéma, Revue 1895 , n°44, déc. 2004

Histoire et cinéma : du cinéma à l’histoire, par Pascal DUPUY, L’homme et la société, L’Harmattan
“Comment l’historien s’attache à définir une méthodologie susceptible de permettre à la recherche historique d’analyser et d’utiliser les archives filmiques ? A travers la réflexion sur l’histoire par le cinéma, c’est la méthode historique qui est en jeu, c’est l’histoire qui réfléchit sur sa destinée et les historiens sur leur place dans la société”.


Cinéma et histoire, par Marc FERRO, Gallimard
Le cinéma, véritable agent de l’Histoire, exerce son action grâce à des moyens spécifiques. Mais l’historien commence à peine à pressentir que le cinéma, à travers un discours explicite, permet d’atteindre l’implicite et constitue, documentaires ou fictions, un ensemble d’archives inestimables. Contrairement à tant d’ouvrages où le cinéma ne fait qu’illustrer un thème et où l’index des films cités fait frémir n’importe quel cinéphile par son indigence, Marc Ferro dans Cinéma, une vision de l’histoire, s’appuie sur de grands chefs d’œuvres du cinéma pour montrer leur capacité à penser l’histoire.

Histoire et cinéma, par Antoine de BAECQUE, Cahiers du cinéma / Scérén-CNDP
L’auteur se penche sur les trois manières d’envisager les rapports entre le cinéma et l’histoire : reconstitution de l’histoire par le cinéma (films historiques, enquêtes documentaires, montages de documents) ; irruption de l’histoire dans la matière même du film sous forme cinématographique ; travail de l’historien et du cinéaste sur la réalité par certains points homologues.

L’histoire-caméra, par Antoine de BAECQUE, Gallimard
Essai sur la rencontre du cinéma et de l’histoire et sur le goût des metteurs en scène pour les reconstitutions historiques. Analysant le cinéma des années 1950, la nouvelle vague, le cinéma russe d’après le communisme, les films hollywoodiens post-11 septembre 2001, l’auteur montre combien la forme cinématographique se révèle de part en part historique et le cinéaste, un historien privilégié.


Et aussi :
“Cinéma et histoire” dans Les Annales, 2008 n°63-2
Trois articles : Un cinéma d’après-guerre : le néoréalisme italien et la transition démocratique (Ruth Ben-Ghiat) ; Les deux scènes du procès Eichmann (Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka) ; L’histoire qui revient : La forme cinématographique de l’histoire dans Caché et La Question humaine (Antoine de Baecque)

Le visage de l’Histoire : L’armée des ombres et la figuration de la Résistance au cinéma par Vincent GUIGUENO

La Grande Guerre au cinéma : de la gloire à la mémoire par Laurent VERAY, Ramsay
Le conflit le plus long et le plus meurtrier que l’Europe ait jamais connu est devenu la métaphore des horreurs du siècle dans son ensemble. Le cinéma n’a cessé de le représenter par des milliers de films réalisés en 90 ans. Un panorama illustré des grands classiques patriotiques, pacifistes ou critiques de Gance à Kubrick, et des films contemporains comme ceux de Tavernier et Jeunet.

Fiction ou documentaire ?

Au-delà de la fiction historique, et même si la vérité historique n’est pas (toujours) trahie, c’est bien la question du documentaire et l’utilisation des documents historiques qui interrogent les historiens et les documentaristes.

Fictions historiques, un film de Patrick Jeudy et Serge Canaud
L’histoire de la fiction française commence avec celle des grandes épopées historiques en costumes. De l’idylle entre Napoléon et Marie Waleska à l’assassinat du duc de Guise, la caméra explore le temps et met en scène l’Histoire, celle des grands de ce monde, rois ou révolutionnaires. Nous sommes au début des années 60 et les téléspectateurs français voient déferler de grandes dramatiques solennelles, ambitieuses, prestigieuses : Les Perses et La Prise du pouvoir par Louis XIV. À chaque fois, l’histoire se veut fidèle à la vérité historique. En même temps viennent les adaptations romancées de la vie des “héros héroïques”. Avec Quentin Durward, le destin des personnages imaginés croise celui des personnages réels. Le récit de leurs hauts faits exalte les valeurs de courage, de générosité et d’héroïsme.
L’évolution vient du souffle d’indignation sociale qui parcourt la France dans les années 70. C’est le point de vue des humbles, des opprimés, des révoltés qui domine désormais les grandes oeuvres comme “Jacquou le Croquant” ou “Mandrin”.
Si un temps le public semble s’être identifié aux héros, les dernières adaptations télévisées, plus rares, comme celle de Napoléon, témoignent davantage d’un attachement à un passé patrimonial.

Le film documentaire historique : vérités et mensonges…, par Jean CHERASSE, Communication de l’historien Jean Chérasse prononcée en séance publique devant l’Académie des sciences morales et politiques en 2005.
Extrait : Le film documentaire historique. Comment le définir ? Si je me réfère à Jean Vigo, un film documentaire est « un point de vue documenté ». Cette définition peut-elle concerner le « film documentaire historique » ? Oui dans la mesure où un « documentaire historique » est le propos d’un auteur – réalisateur, journaliste, historien, écrivain…- exprimé avec des documents tournés souvent par d’autres, et dans tous les cas, assemblés et montés par lui. Car le sens de l’œuvre est obtenu par le montage. D’où l’expression connexe « film de montage ».
Dans cette alchimie, quelles sont les parts de la vérité et du mensonge ?
Autrement dit, peut-on faire confiance au « film documentaire historique » ?

Les actualités, et documentaires de guerre, images d’archives

Les actualités filmées ont surtout été utilisées dans les grands conflits à des fins de propagande. Les autorités politiques et militaires ont vite remarqué (dès la première guerre mondiale) la puissance de ces images, notamment pour leur portée sociale. En 1915, la Section cinématographique de l’Armée est créée pour satisfaire aux exigences de l’information dans le pays, de la propagande à l’étranger, et de constituer les archives du conflit. Cette section est aujourd’hui l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD).

Aujourd’hui, en tenant compte d’une histoire riche en enseignements, on peut réserver le terme de « documentaires » aux œuvres élaborées dont le matériau initial est constitué des prises de vues réalisées au plus proche de l’expérience vécue (le “réel”). C’est à ce niveau qu’est le “document”. Comme le dit le commentaire de Toute la mémoire du monde, d’Alain Resnais (1956), “qui sait ce qui rendra le mieux compte de notre civilisation ?”. En ce sens, l’une des meilleures définitions de ce genre cinématographique est celle de Jean Vigo : “un point de vue documenté”. Elle aurait évité le malentendu autour de l’expression “cinéma-vérité”, en vogue dans les années 1960 : la vérité se revendiquait au niveau de la prise de vue. Ce qui n’empêche pas les Américains de toujours utiliser “cinéma-vérité… en français.”
Extrait de l’article “Cinéma documentaire” de Guy GAUTHIER, écrivain et critique de cinéma, dans Encyclopédie Universalis en ligne.

La vision nazie de l’histoire : le cinéma documentaire du Troisième Reich par Christian DELAGE

Des salles obscures au petit écran


Les émissions télévisuelles consacrées à l’histoire ont rapidement trouvé leur place ; le passé est pour les gens de télévision une source d’inspiration inépuisable, et marie culture et distraction. Ce mariage sera parfois sujet à controverse entre les « figures » du petit écran (Alain Decaux ou André Castelot par exemple) et certains universitaires. Les émissions historiques emblématiques de la télévision restent La Caméra explore le temps et Les dossiers de l’écran (cette dernière, avec plus de 1000 dossiers -pas toujours historiques, certes- diffusée de 1967 à 1991, est la série historique à la plus grande longévité). Au fil du temps, l’histoire s’installe à la télévision.

Quand la télévision explore le temps : l’histoire au petit écran, par Isabelle VEYRAT-MASSON, Fayard
En mettant Alexandre Dumas, Balzac ou Duby en images, en présentant des archives filmées (par exemple celles qui ont révélé la Shoah aux générations nées après guerre), en produisant des dramatiques, en donnant à des chercheurs de métier l’occasion d’apparaître à l’écran et en incitant des journalistes à se tourner vers les temps anciens, en ouvrant des débats sur des événements ou des périodes controversés, voire douloureux, la télévision a éveillé la conscience historique d’une large fraction du public. Mais l’a-t-elle fait durablement ? C’est moins sûr et là gît le paradoxe. Quand à une télévision de l’offre, volontariste, s’est substituée une télévision de la demande, avide d’audience, l’histoire a perdu une part du terrain si glorieusement conquis. Les chaînes ont-elles pris acte d’une désaffection due au recul de la discipline dans l’enseignement et au dépérissement du sentiment national ? Faut-il invoquer la politique des responsables des programmes, ou bien le média est-il par nature incompatible avec l’évocation du passé ?

Le documentaire historique en images, La fabrique de l’Histoire : France culture, 2002
Depuis quelques années, l’histoire a trouvé sa place à la télévision. Deux chaînes spécialisées sur le câble et le satellite, des cases documentaires sur le service public, l’époque où Alain Decaux et « la Caméra explore le temps » résumaient à eux seuls ce domaine semble bien révolu. Aujourd’hui, pour parler du temps passé, les chaînes de télé font appel aux archives audiovisuelles, chères mais facilement exploitables, dont l’immense avantage est de rendre présent le passé et l’immense inconvénient de remonter tout au plus au début du XXème siècle.


L’histoire à la télévision, Quels supports ? Quelles écritures ? Quels dispositifs ?,MédiaMorphosesrevue Inist
Entretiens entre Isabelle Veyrat-Masson, Jean-Noël Jeanneney, Marc Ferro et Dominique Missika (historienne et collaboratrice de la Chaine Histoire)

L’Ecran citoyen : la Révolution française vue par la télévision de 1950 au Bicentenaire, par Maryline CRIVELLO, L’Harmattan

 Le docu-fiction

Le terme apparaît au début du XXIe siècle et est devenu d’usage commun en plusieurs langues. Parfois on utilise le mot docudrame (ou l’anglicisme docudrama) comme synonyme de docu-fiction, ce qui ne paraît pas tout à fait correct, puisque sont ainsi confondues les notions de drame et de fiction. Le docu-fiction est souvent utilisé en télévision pour illustrer un fait ou événement qui est reconstitué par l’intermédiaire d’acteurs qui incarnent des personnes réelles. Le terme docu-fiction est parfois utilisé aussi, surtout en langue anglaise, pour désigner une forme de journalisme littéraire, la non-fiction créative. (Wikipedia)

Le documentaire et la fiction sont consubstantiels à l’essence même du cinématographe, à ses origines premières : l’enregistrement du monde, et donc de fait à son récit par l’image. Avec Robert Flaherty, cinéaste américain né le 16 février 1884 dans l’Etat du Michigan apparaît pour la première fois dans l’histoire du medium l’apparition conjointe de dimensions auparavant antagonistes mais pourtant nullement et clairement séparées. En effet, en traitant de la constitution « réaliste » d’un document par l’image, tout en exprimant un point de vue filmique et cinématographique pur en retravaillant et reconstruisant un réel qu’il manipulait à sa guise, Robert Flaherty a contribué à la césure entre documentaire et fiction tout en révélant la frontière ténue et presque imperceptible entre les deux.

Télévision et histoire : la confusion des genres : docudramas, docufictions et fictions du réel par Isabelle VEYRAT-MASSON, De Boeck
Après un très net déclin à la fin des années 1990, l’histoire est revenue au premier plan grâce à des genres qui mélangent les formes de la fiction et des éléments documentaires affirmés. Des docufictions comme L’Odyssée de l’espèce (45 millions de téléspectateurs dans le monde) mais aussi des docudramas de facture classique sur des faits divers relativement récents comme L’Affaire Dominici ou des fictions du réel tel L’Affaire Villemin ou L’embrasement sur les émeutes de novembre 2005, ont profondément modifié ce qu’était traditionnellement l’histoire télévisée. Ces émissions ne cessent d’affirmer leur caractère documentaire mais en réalité elles ne sont que des “propositions” très subjectives, des genres hybrides qui mélangent le vrai et l’inventé. La méfiance à l’égard de l’image et la crise de l’histoire ne sont-elles pas conjuguées pour installer le scepticisme dans lequel se sont glissé ces “faux en histoire” ?

Le documentaire historique au péril du docufiction, revue Vingtième siècle, n°88, 2008
Alors que le documentaire historique était cantonné sur les chaînes thématiques du câble et du satellite ou programmé entre minuit et cinq heures du matin sur les grandes chaînes hertziennes, il fait, à en croire les médias, un spectaculaire retour aux heures de grande écoute sous l’appellation de « docudrama » ou de « docufiction ». Ce genre, exploité depuis de nombreuses années en Grande-Bretagne et aux États-Unis, semble neuf en France. C’est au service public que l’on doit la consécration du « docudrama » qui rencontre un vif succès. On peut toutefois s’interroger sur ce qu’il reste de documentaire dans ces films. Ne s’agit-il pas plutôt de fiction, tout simplement ? La cherté extrême du produit et la recherche de l’audience maximale induisent une écriture qui n’est pas sans soulever de questions sérieuses à l’historien.

 Quelques docu-fictions parus en DVD :

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