Ben off

- temps de lecture approximatif de 28 minutes 28 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux

Sous tous ses profils, dans toutes les positions, prêt pour l'effeuillage, bientôt peut-être, dans son plus simple appareil sauf si vous criez trop silencieusement « halte au strip-tease », l'envahisseur niçois débarque à Lyon.

Le mur de Ben (1995). 6, rue Franciade - Blois (Loir-et-Cher) © Flickr
Le mur de Ben (1995). 6, rue Franciade - Blois (Loir-et-Cher) © Flickr

On a l’habitude de le voir partout, sur tous supports (objets manufacturés : tee-shirt, parapluie …). L’homme gère les extensions de lui-même avec un sens aigu du marketing, un art qu’il maîtrise au moins aussi bien que celui du « making easy ». Nous vous invitons à couturer, contourner, torréfier, décloisonner Ben…

Sommaire

1.Tout contre BEN : la performance artistique
2. BEN : faire ou mal faire, telle est la question…

3. Ready BEN ? made BEN… ou la crise duchampienne du petit fils

1. Tout contre Ben : la performance artistique

Ben fonde le théâtre total, avec l’idée que le théâtre n’est pas sur scène mais dans la rue, dans la vie.
Influencé par le lettrisme, le surréalisme et dada qui touchent aussi bien la poésie, les mots, que la peinture, Ben adhère en 1960, en Allemagne, au groupe Fluxus. Celui-ci correspond à sa soif d’humour, à un rejet de l’establishment artistique (refus des aspects commerciaux de l’art) et surtout à l’abolition des barrières entre vie quotidienne et art.
En effet pour Ben, « tout est art ». Il multiplie ce qu’il appelle des « gestes » de la vie quotidienne : il crie jusqu’à en devenir aphone Hurler, 1964, il fait scandale en exposant Urine, un verre contenant un peu de son urine (1972). Dans sa pratique de performance, notons aussi le début du traumatisme infligé au corps : en 1969, il se tape la tête contre les murs jusqu’à ce que le sang tache le mur, et que sa douleur soit intolérable.
Philippe Vergne précise tout de même : « Je pense qu’il serait erroné de limiter Ben et la performance à cette période Fluxus. D’abord parce que Ben ne serait en fait pas d’accord et qu’il serait fort réticent à se tourner vers le passé. Ensuite parce que, depuis qu’il est devenu un personnage public, Ben n’a jamais cessé de performer le monde, de performer le présent, de performer sa propre vie ».

La performance c’est quoi au juste ?

D’abord c’est un art mais pas n’importe quel art, c’est un genre artistique éphémère qui laisse peu d’objets derrière lui. Mais des traces, oui : mémorielles, sensitives, …Certains historiens de l’art situent l’origine de la performance dans la pratique des rituels ou rites de passage observés depuis l’origine de l’Homme.
D’un point de vue anthropologique, la performance s’est manifestée et définie de différentes manières à travers les cultures et les âges.
Selon Richard Martel (sorte d’ambassadeur pour les arts de la performance dans le monde), l’art performance constitue peut-être la forme artistique la plus ancienne de l’humanité. Une chose semble néanmoins claire : le corps, le temps et l’espace constituent généralement les matériaux de base d’une « performance ».
Rappelant que le mot dérive du latin pro forma ou per forma pour indiquer un événement qui s’accomplit à travers une forme. Giovanni Lista, historien et critique d’art italien, rappelle que le terme a été utilisé pour la première fois dans sa version moderne par les futuristes italiens, en 1914, lors d’une « soirée-événement » organisée à Naples.

Les origines de la performance artistique comme on l’entend actuellement remontent aux activités du groupe japonais Gutaï. Il s’agissait pour eux d’acquérir une certaine liberté vis-à-vis des diktats de l’art de l’époque, et pendant une petite vingtaine d’années, les membres de Gutai se sont efforcés d’expérimenter dans diverses directions. En 1955 Yoshihara publia un « manifeste de l’art Gutai » mais on peut résumer la démarche par une simple phrase : « faire ce que personne n’avait encore entrepris ».

C’est sans doute après son voyage au Japon qu’Yves Klein initiera la performance en France. Né en 1928, il commence à exposer ses monochromes en 1950, puis, intéressé par le judo part au Japon entre 1952 et 1955. En 1958 il débute ses performances Anthropométries durant lesquelles ils utilisent des femmes-pinceaux. Les « pinceaux » s’enduisent de peinture et rampent sur la toile pour former le monochrome. Le rôle de Klein se limitant à donner les indications de direction et de mouvement, le tableau et la performance deviennent une collaboration entre l’artiste et le modèle-pinceau.

Pratique « intermedia », au sens donné par l’écrivain et artiste américain Dick Higgins, la performance peut trouver son origine dans tous les secteurs de l’art dont elle brouille les frontières et mixe les catégories même s’il est évident que, suivant le contexte socioculturel où le terme « performance » est utilisé, il inclut – ou exclut – certaines disciplines artistiques dans son processus de production.
Elle peut aussi emprunter des éléments à l’art culinaire, la technologie, l’art populaire ou même quelquefois à des activités socio-économiques où le corps est utilisé à des fins marchandes (comme la microchirurgie chez Orlan, la pornographie chez Cosey Fanni Tutti, etc.).

Une performance peut avoir recours, indifféremment, à un ou plusieurs médiums, voire un média de masse.
La performance peut être un art du risque immédiat, présenté en public, d’ailleurs souvent en interaction avec les membres de celui-ci.
Née dans un contexte de reproduction moderne de l’image, souvent éphémère et évanescente, elle remet en cause la notion de marchandisation de l’objet d’art.
Dans un tel contexte, le problème de la représentation pour les artistes de performance s’avère important. La représentation, traduite sous la forme d’un « spectacle » comporte certains problèmes idéologiques que des artistes actifs en « art action » ont dénoncé dès les débuts.
Ainsi tout un mouvement de la performance fait appel à la mise en place de situations visant à infiltrer le tissu social (voir par exemple, l’art sociologique). Avec l’apparition des « pratiques relationnelles » et de nouveaux outils de communication à la fin du XXe siècle, les artistes qui travaillent de cette manière se sont multipliés depuis les années 1990.

Attention à ne pas confondre happening et performance : la performance se fait pour un public ; le happening, lui, n’a pas de public et ne doit pas avoir de références artistiques.
Du moins, c’est ainsi qu’aux États-Unis, Allan Kaprow (1927-2006), considéré comme l’initiateur du « happening » a fait la distinction entre les deux ; en 1959 il utilise pour la première le terme de happening pour son « 18 happenings in Six parts. ». Mais en réalité la frontière entre performance et happening perméable puisque bien souvent les happenings, sous couvert de spectacles improvisés, sollicitent la participation de spectateurs-auditeurs.
Il est difficile de définir précisément la pratique constamment changeante de la performance, car elle consiste essentiellement en une redéfinition des modalités d’utilisation des langages artistiques : le domaine est très riche et a attiré de très nombreux artistes à travers le monde.
Sans vouloir tendre à une typologisation du genre on peut relever quelques grandes tendances :

La prise de parole politique

Les activistes viennois Otto Muehl, Hermann Nitsch ou Günther Brus… Ils font de la performance un acte politique. Il s’agit de provoquer, de faire vaciller l’esprit étriquée de la Vienne de l’après-guerre d’où le nazisme n’a pas été totalement extirpé. Par exemple, dans une performance bien connue, une femme joue tranquillement du violoncelle tandis que sur la même scène des acteurs torturent une poule et finissent par l’égorger. Culte.

Convaincu que l’art est apte à transformer les gens (aussi bien d’un point de vue social, spirituel qu’intellectuel) Joseph Beuys crée des oeuvres qu’il qualifie de sculptures sociales et qui peuvent se composer de conférences, d’activités de contestation, collective. Pour exemple

Coyote : I like America and America likes me (1974)
Coyote Beuys, 1974

Pendant une semaine Beuys vit en compagnie de l’animal sauvage, « en captivité » dans une galerie new-yorkaise. Selon lui, Coyote représente une métaphore du massacre des Indiens d’Amérique du Nord.

Valie Export : à la fin des années 60, Export, pionnière de l’art médiatique, fut l’une des rares artistes européennes à aborder des thèmes féministes. Ses performances critiquent le regard du spectateur masculin et l’assignation faites aux femmes d’être de parfaites épouses modèles, des cordons bleus et des mères idéales.
Cf : Valie Export, exposition Paris, Centre national de la photographie, Edition de l’œil, 2003 (travail photographique et vidéo)

Le corps comme messager

David Wojnarowicz se coud les lèvres pour protester silencieusement contre le sida.

Bob Flanagan crée au cœur d’un espace d’exposition une salle d’hôpital où les visiteurs assistent à son douloureux combat contre la fibrose cystique.

Chris Burden et la mise en danger de soi. En 1971, dans sa performance « Shoot », Burden demande à un ami de lui tirer dans le bras gauche à une distance d’environ 4 mètres. Après le tir, Burden annonce à toutes les personnes présentes dans la galerie qu’elles sont complices, du fait de leur non-intervention, de la violence qu’il s’est infligée.
Cf : Chris Burden, Frank Perrin, Blocsnotes, éditions, 1995.

Gina Pane : le corps de Gina Pane est son « matériau artistique » au sens le plus littéral du terme ; elle le brûle, le coupe, comme dans cette performance où elle escalade une échelle sur les barreaux de laquelle sont fixées des lames. Chaque degré de son ascension dans la souffrance représente pour elle une métaphore de l’oppression sociale et politique dans l’Europe post-68.
Cf : Gina Pane : actions, Anne Tronche, Fall éditions, 1997

L’art c’est la vie, la vie c’est l’art

Le duo anglais Gilbert et George apparaît en 1970 et reconnu assez vite comme artistes de performance. Ils se produisent en uniforme costume-cravate, ou en body-painting et font de leur seule présence une « oeuvre d’art ». Ils vont même plus loin en refusant de dissocier leur vie privée de leurs performances : leur vie même est oeuvre d’art, sculpture. Un certain nombre de leurs travaux du début des années 70 consiste simplement à se saouler tous les deux, habituellement avec du gin. Ce travail, comme beaucoup d’autres de Gilbert et George, est réalisé en restant le visage totalement impassible, imperturbable, en vrai pince-sans-rire. Les costumes d’hommes d’affaires qu’ils ont portés pour ces performances sont devenus une sorte d’uniforme pour eux, et ils apparaissent rarement en public sans les porter. Il est pratiquement impossible de voir l’un sans l’autre. Ils refusent de dissocier leurs performances de leur vie quotidienne, insistant sur le fait que tout ce qu’ils font est art. Ils se voient eux-mêmes comme « sculptures vivantes ».
Cf : Gilbert et Georges : l’œuvre en images 1971-2005, Exposition Londres Tate Modern (Gallimard, 2007)
Gilbert et Georges : intime conversation avec François Jonquet(Denoël, 2004)

L’art comme décryptage intégral

Michel Journiac (1935-1995)
Il réalise des actions où il se met en scène et fait de son corps un instrument d’expression et de connaissance. Mais, selon Journiac, “il n’y a pas de corps existant de façon absolue. Celui-ci est lié à toute une série de contextes, d’objets, vêtements, etc. A partir de là, je pense toute la question de mon travail“. Et si “le corps est premier, il apparaît avec le sang et les vêtements. Le vêtement est sa forme dans le sens où c’est le moyen et en même temps une certaine définition de lui-même, ce par quoi l’on rencontre quelqu’un indépendamment du visage ou des membres“. Considérant que l’habillement n’est pas le simple reflet de l’identité, Journiac se joue de l’incertitude concernant l’apparence, par le biais du travestissement . Celui-ci est un indice quant à la réversibilité de l’identité. Ainsi, simplement vêtu, le corps disparaît sous le revêtement alors que travesti, déguisé, paré de différentes strates de vêtements ou de maquillage, ce dernier affirme son caractère aux contours aléatoires. L’artiste pose ainsi, les problèmes de l’être et du paraître, de la vérité et du mensonge, de l’intérieur et de l’extérieur, nous mettant en garde contre les fausses simplicités de l’apparence.
Cf : Michel Journiac : catalogue d’exposition, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg , Les Musées de Strasbourg 2004

Si vous souhaitez voir certaines performances de Ben, nous vous conseillons ce site :
documentsdartistes.org

Trois ouvrages très utiles :

La scène moderne : encyclopédie mondiale des arts du spectacle dans la seconde moitié du XXe siècle : ballet, danse, happening, opéra, performance, scénographie, théâtre, théâtre d’artiste, Giovanni Lista, Actes Sud, 1997

Performances, l’art en action,RoseLee Glodbergh, Thames et Hudson, 1999

Mythologies personnelles : l’art contemporain et l’intime, Isabelle de Maison Rouge, Scala, 2004.

2. BEN : FAIRE OU MAL FAIRE, telle est la question…

En regardant l’oeuvre de Ben Je peut tout me permettre [1], l’œil sursaute. Et le cerveau confirme : “pouvoir”, à la première personne du singulier prend un “X”. Ben a bien fait une faute d’orthographe.
“Nobody is perfect”, comme réplique Osgood dans Certains l’aiment chaud, de Billy Wilder.

Mais pour Ben, cette faute d’orthographe importe peu puisque le sens des mots prime sur leur non-conformité aux règles d’orthographe : « En vérité je fais plein de fautes d’orthographe. Pour Annie, c’est important mais pour moi ça ne l’est pas du moment qu’on me comprend. »

Plus encore, pour Ben, cette faute n’en est sans doute pas une.
Pour Ben, « Everybody is perfect » [2], comme déclare Robert Filliou.

Explications.

Mal fait

Au regard du reste de l’œuvre de Ben, cette faute d’orthographe s’inscrit dans une réflexion structurée et apparait alors dans une pleine cohérence. Elle s’intègre en effet dans une réflexion autour de la notion d’œuvre “mal faite”, d’oeuvre “ratée”.
Dans des tableaux écritures réalisés à partir de 1958, les lettres blanches écrites avec la peinture acrylique ne sont pas nettement dessinées : on y remarque des coulures de peinture, des bavures, des micros taches dans l’espace vide. Leurs épaisseurs et tailles varient. Certaines sont craquelées. En y prêtant une plus grande attention, les exemples de cette esthétique du mal fait foisonnent.
Plastiquement, la facture de l’œuvre est tout sauf propre et léchée. Désinvolture calculée quand on sait que « Ben travaille méthodiquement. Il rationnalise la production de ses œuvres selon des schémas qui n’ont rien à voir avec la bohème pagailleuse que l’on suppose généralement. » [3]

Dans cette même logique, Ben affirme son goût pour les photographies ratées en expliquant qu’ « Il n’y a pas de photo ratée car toute l’espèce humaine est fantastique. Imaginez la photo de votre concierge vue par un martien. » [4]. Pour en voir plus, un tour sur le (célèbre) Site de Ben est judicieux.

JPEG - 44.6 koLe « mal fait », Ben le revendique et en a même fait le sujet de l’un de ses « tableaux écritures » intitulé « §C’est pas beau§ » [5]. On peut lire sur cette oeuvre, avec les fautes bien sûr : « « plein de fautes » « cest une honte » « c’est plus que mauvais c’est raté » « insipide, sale dégeulasse » « c’est absolument nimporte quoi » « Ben na jamais du peindre » « c’est moche, c’est kaka » « il faudra me payer cher pour mettre ca dans mon salon » « n’importe qui peut faire ça ». Il est aisé d’imaginer certaines de ces remarques
comme étant des morceaux choisis de commentaires de spectateurs face à l’œuvre de Ben (et face à l’art contemporain ?). Elles rappellent les réactions des critiques face aux œuvres cubistes, surréalistes, abstraites, comme par exemple celle de Jacques Lethève face aux œuvres impressionnistes : « Quand des enfants s’amusent avec du papier et de la couleur, ils font mieux (que Cézanne et Manet) ». [6]

Avec ses fautes d’orthographe et sa facture où s’exhibent traces de pinceau et peinture brute, Ben remet en question et déforme le modèle d’un art académique “léché”, lisse, achevé, appliqué, soigné,qui a prévalu [et prévaut encore] comme critère pour une œuvre d’art.
L’histoire de l’art et ses règles sont la matière première de Ben : « Je me rends compte que presque un quart de ce que j’ai envie de communiquer concerne l’art lui-même. C’est une de mes matières premières, avec l’égo. » [7]
Par la dérision, l’accumulation de ratages, Ben poursuit ainsi une dénonciation impitoyable de toutes les croyances et mœurs picturales.

Ces autres artistes du “mal fait”

Ne pas achever, outrer, maltraiter, rater, détruire : l’histoire de l’art compte de nombreux artistes qui ont fait l’expérience d’œuvres d’art sciemment « mal faites », portant atteinte aux conventions, aux attentes, aux schémas et critères de définition de l’œuvre d’art.

Les sculptures de Michel-Ange et Rodin illustrent parfaitement la notion de « non finito »,

JPEG - 33.9 koExpression italienne qui désigne l’état d’inachèvement d’une œuvre d’art. On pense à la Pieta Rondanini de Michel-Ange, marbre ébauché que l’artiste ne finira jamais, ou à « La Main de Dieu » de Rodin, sur laquelle l’artiste laissait voir des touches et la pression de ses doigts.
En peinture, le caractère inachevé de certaines œuvres de Rembrandt, Tintoret ou Titien (pour les œuvres de la fin de sa vie) leur fut souvent reproché. Il tenait à une matière picturale visible, à l’absence de détails. Ces peintres étaient dans la recherche d’autre chose que la simple représentation de la réalité.
Au XIXe siècle, après Diderot, Charles Baudelaire hissa les esquisses, les études et dessins préliminaires, créations jusqu’alors déconsidérées car non abouties, au rang d’œuvres d’art à part entière. Au sujet du peintre Jean-Baptiste Corot, le poète a même déclaré : « Une œuvre n’est pas nécessairement finie ; ni une œuvre nécessairement faite. »

Cette réflexion sur la dichotomie entre bien faire / mal faire d’une œuvre s’intensifie avec l’arrivée de la photographie.

JPEG - 44.9 koTrès tôt, Francis Picabia a eu conscience de l’incidence de la photographie sur le métier d’artiste et sur la conception même de l’art : la précision inégalable de ce procédé mécanique dispense la peinture de sa fonction de représentation naturaliste, réaliste et lui ouvre donc d’autres territoires. Dans la « Veuve joyeuse » de 1921, Francis Picabia résume ainsi cette idée : inutile de rivaliser, la peinture est veuve de son union avec le réel, et joyeuse car libre d’inventer ses manières de faire, d’autres règles.Contourner, respecter, supprimer, inventer les/des règles de l’art : ces problématiques artistiques se poursuivirent tout au long du XXe siècle. Elles prirent cependant une ampleur nouvelle [et sublime] entre les mains de l’artiste / poète contemporain Robert Filliou, avec qui Ben entretenait de relations d’amitié.
Tous deux participèrent au mouvement Fluxus né aux Etats-Unis et en Europe aux débuts des années 60 et dont Georges Maciunas fut l’un des membres éminent. Ce dernier disait de Ben, l’un des principaux représentants de ce mouvement en France, qu’il était « 100 % fluxman ».

JPEG - 42.8 koA propos de Fluxus, Ben a déclaré [8] : « Entre 1963 et 1965 Fluxus n’a jamais été concerné par l’œuvre d’art formelle, esthétisée et hédonisée. Son “donner à voir” en 1963 consistera dans un premier temps à épuiser toutes les possibilités/limites du “tout est art” et en un second temps à dépasser ce “tout est art” par une attitude Non-art, Anti-art. Ainsi Fluxus dans les années 60 va s’intéresser au contenu de l’art non pas pour en faire mais pour créer une nouvelle subjectivité.”
A propos de Fluxus en France, le numéro 2 de la revue « 20/21e siècles : cahiers du Centre Pierre Francastel » est particulièrement pertinent.

En 1968, Robert Filliou expose à la galerie Schlema son oeuvre intitulée Principe d’Equivalence du Bien fait / Mal fait / Pas fait. Ce principe est un coup de génie dans l’histoire de l’art. Avec ce principe, le ratage d’une œuvre est impossible. Il est libérateur et désinhibant puisqu’il place sur le même plan une œuvre bien faite / mal faite / pas faite. Il s’articule comme un programme d’apprentissage puisqu’il s’agit de faire l’expérience du modèle. Bien faire, c’est accepter le modèle et s’y soumette.

JPEG - 28.7 koMal faire, c’est le remettre en question et le déformer. Ne pas faire, c’est ne pas se soucier du modèle et ne pas en proposer d’autre.
Tout est en parti d’une chaussette rouge placée à l’intérieure d’une boîte jaune…
Pour la suite de l’histoire, reportez vous à l’ouvrage “Robert Filliou : éditions et multiples”, catalogue raisonné établi par Sylvie Jouval, et découvrez en sons et en images l’univers Fluxus lors de l’Heure de la Découverte “L’art, la vie et la roue de bicyclette” presentée par Françoise Lonardoni, responsable des collections graphiques, le samedi 5 juin à 15h à la Bibliothèque de la Part Dieu.
Par ailleurs, la Bibliothèque municipale de Lyon possède une collection d’oeuvres graphiques de Fluxus, et de Robert Filliou en particulier.

Aujourd’hui, même si le propos induit diffère de celui de Ben, le « ratage » est un mode opératoire dont usent certains artistes contemporains comme Roman Signer ou Pierrick Sorin, qui s’inscrivent également dans le sillage Fluxus.

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Roman Signer, artiste suisse, conçoit des micro-événements ou anti-performances durant lesquels tout ce qui coule et explose s’achève « en queue de poisson ». Pierrick Sorin décrit parfaitement cet univers : « Il crée des dispositifs qui ne fonctionnent pas très bien. Ce sont comme chez moi, des bricolages un peu magiques qui ont une sorte d’efficience, mais qui ratent et sont beaux dans leur ratage. »
[9]
A voir : « Hut ; Windmill : Roman Signer » Aleksandra Signer.

GIF - 110.1 koPierrick Sorin est un vidéaste-plasticien français notamment connu pour ses vidéos performances du quotidien ou « auto filmage ». Dans « Les Réveils » (1988), il met en scène un personnage aux prises avec des évènements quotidiens comme le fait de se réveiller et de regretter de ne pas d’être couché assez tôt. Ces « évènements quotidiens » drôles, burlesques, aux trucages ratés font de l’artiste une sorte d’anti héros de l’art contemporain, « maladroit dans ses dires et ses gestes, un brin schizoïde, en proie aux ratages accumulés et à l’échec. » [10]
Et comme pour Ben, la certitude d’un milieu qui le légitime (celui de l’art), la prétention à une vérité (savoir “faire de l’art”), deviennent les lieux d’une moquerie acerbe.
Pour mieux cerner cet artiste, la consultation de l’ouvrage Pierrick Sorin de Pierre Giquel. Hazan, 2000 est éclairant.

JPEG - 20.3 koPlus léger, l’artiste Thomas Lelu vous propose de maîtriser cet art du ratage avec Le manuel de la photo ratée : flou du sujet, sujet absent, yeux rouges, tête coupée, il offre une typologie soignée de photos ratées.Mais ne pas être dans le schéma, être un « misfit », comme se désignaient Robert Filliou et Ben lors du Festival des Misfits auxquels ils prirent part en en 1962, ne veut pas dire pour autant rater sa cible, manquer son coup.

A l’horizon des fautes de Ben, il y a le jeu, consistant à mobiliser la réactivité du public face à une situation non conforme, à l’idée qu’il se fait d’une création. Si le spectateur est d’abord- et peut être encore déconcerté par cette négation scandaleuse et potache de l’œuvre, il en est venu à l’admettre et à l’attendre : il veut entrer dans le jeu, il veut être de la fête.

A l’horizon des fautes de Ben, il y a le désir d’une perfection devenue comme débarassée de tous les spécialistes et d’une libération du “faire”. L’importance du faire prime sur celui du savoir-faire.
Plus de limite à l’imagination et à la spontanéité de tous. Plus de limite entre l’art et la vie. Ben se revendique lui-même artiste populaire, à la portée de tous.

« Everybody is perfect. »

3. Ready BEN ? Made BEN… ou la crise duchampienne du petit fils

Selon Wittgenstein, nous serions capables de comprendre « un mot en un éclair » (et « ce n’est pas un plaidoyer pour une pensée floue mais un jugement sur l’usage réel des mots ».
in L’ordre caché de l’art d’Ehrenzweig qui nous dit aussi de regarder par delà la représentation).

Combien d’éclairs faudrait-il donc pour comprendre Ben en un mot ?

Cela suppose forcément une démarche bavarde que nous pourrions soumettre à l’angle du regard et de la plume avisés de Nathalie Heinich in L’art contemporain exposé aux rejets

« Aussi l’art contemporain constitue-t-il un terrain de choix pour observer l’articulation entre
les frontières cognitives, mises en jeu par l’extension de l’art au-delà de ses limites traditionnelles,
et les registres de valeurs, plus ou moins autonomes ou hétéronomes, c’est-à-dire plus
ou moins propres au monde de l’art ou au monde ordinaire. Ainsi les situations de désaccord sur
la nature des objets mettent-elles en évidence la pluralité des registres évaluatifs dont disposent
les acteurs pour construire et justifier une opinion quant à la valeur des objets soumis à leur
appréciation
. »

Si nous pensions : « Tout est art » comme l’annonce Maciunas initiateur de Fluxus et donc tout aurait déjà été fait : chut !!!
Nous pourrions ne rien dire, ne pas en parler !
Mais le silence a déjà manqué tuer Ben Vautier, le rendre malade du moins (lors du geste d’attitude : l’oeuvre performance « ne pas parler » à Nice, il y a quelques années).
La musique de son mentor : le musicien, plasticien et philosophe John Cage, grand auteur de silence et découvreur de son inexistence ( cf l’expérience réalisée dans une chambre anéchoïque dans laquelle Cage s’aperçoit que le silence n’existe pas car deux sons persistent : les battements de son cœur et le son aigu de son système nerveux)
reçoit aujourd’hui comme écho, Les battements de cœur de la bibliothèque de Boltanski avec l’oeuvre “Les Archives du Coeur” qui pourraient aussi bien abattre…Ben !!!

Ecrire à propos de notre homme « bionique » de l’art serait un cauchemar en termes de chiffres (plus de 589 idées différentes, pas moins de 50 ans d’actions rapportés à l’évènement lyonnais), et qui sait… une indigestion de mots… : expérimentateur de bananes (comme le furent en leur temps les éponges pour Viallat), boulimique de vérité, producteur patenté de fautes d’orthographe, d’écritures fébriles, effeuilleur d’égos, rhéteur ? phraseur, graffeur tout le temps et sur tout, amateur de logorrhées infinies…
On pourrait rajouter : petit joueur avec tout, de l’impensable (les catastrophes) à l’insaisissable (les mouvements) :
Art conceptuel, Art corporel, Support surface, Néo-géo, Street art
Grand joueur de Fluxus, de Dada dans Fluxus…
JPEG - 18.8 koIl y a aussi cette question énigmatique de filiation qui malmène le petit fils du papa de « La mariée mise à nue par ses célibataires, même », parrain de Figuration libre et faux frère d’Andy Warhol… : que faire après Grand père Duchamp ?

Il semble difficile de se frotter à la quintessence de L’élite artiste du grand… anticipateur, inventeur de l’inédit, de « Duchamp le héros » de Nathalie Heinich.
« En fait mon grand-père, c’est Duchamp » mais dans la vraie vie et en 3D « c’est un faux » se serait écrié Ben.
Les suites post-duchampiennes mettent à mal la filiation artistique et qui sait, rêvée ? Ben dit l’ignorer, le rejeter parce que ne peut l’assimiler.
Impossibilité généalogique, généalogie de l’absurde, le dernier choc formel reste malgré tout celui de Duchamp… mais c’est un choc conceptuel.
L’art a estompé la différence entre l’art et la vie. Laissons maintenant la vie estomper la différence entre la vie et l’art“. John Cage.

Ben répond à l’appel de 1946 de Marcel Duchamp, se positionne dans une mouvance contestataire, une forme d’insoumission basique et radicale à tout système, dans l’esprit de mai 68. C’est le propos de fluxus : défendre un art de masse, inscrire un acte politique, une position anti-élite aux armes langagières qui nourrissent des attitudes aux services de stratégies artistiques.

Ce qui ne va pas en art dans ce pays aujourd’hui, et apparemment en France aussi, c’est qu’il n’y a pas d’Esprit de révolte, pas d’idées nouvelles naissant chez les jeunes artistes. Ils marchent dans les brisées de leurs prédécesseurs, essayant de faire mieux que ces derniers. En art, la perfection n’existe pas. Il se produit toujours une pause artistique d’une période donnée où les artistes se contentent de reprendre le travail d’un prédécesseur là où il l’a abandonné et de tenter de continuer ce qu’il faisait. ” in Duchamp du signe 1946.

Mais le Ready made de Ben n’est pas « un scandale bruyant, une surprise muette ».
Certains pensent que c’est encore une histoire de street food, d’art d’accomoder les restes, d’art du détournement du « rien que l’art », l’art partout…produit d’un
anti artiste, non artiste, anartiste comme l’écrit
Michel Guerin : in Marcel Duchamp portrait de l’anartiste.
Nous pourrions oser aussi “théoricien de l’art”, “opérateur d’attitudes envers l’art” (« Opération écriture », « opération ready made »…) !
Il concrétise le déplacement de l’œuvre à la personne…s’inscrit dans une filiation warholienne. Est-ce au point de transcender le banal ? (in Le culte du banal de François Jos ).
Arthur Danto affirme bien in la transfiguration du banal »
que l’art du XX e serait une transfiguration du banal en œuvre !

Alors Ben : bricoleur d’art, quêteur de nouveau, « faiseur de nouveau, d’anti nouveau nouveau »,
en tous cas, probablement inscrit dans une quête d’éternité. Fluxus rendrait donc réellement éternel…
L’utopie étant illusion, le flux de l’utopie rendrait la mort impossiblePhilosophie d’artiste ?
Le quotidien serait un objet philosophique dixit Pierre Marcherey. Ben s’en nourrirait…
Et puis étonnamment, entre « l’air du temps » et « les Boites à mystères » qui « condensent la beauté de l’ignorance d’un contenu », on surprend le signe qui fait sens et le sens nous fait signe : Duchamp du signe…
Serait-ce un hommage à l’inatteignable et incomparable Grand-Père Duchamp ?

Gilles Barbier en digne arrière petit fils de Marcel Duchamp, connait aussi “le syndrome bananes” mais les glisse dans ses sculptures, ses dessins…
« La glisse est une activité et une pensée qui permet de survoler les contradictions et d’en lubrifier les écarts, de façon non pas à en faire des synthèses closes, mais d’en vivre les extrémités, les deux bouts, dans un espace indécomposable. »
Par la suite, il les fait devenir guerrières,les ordonne en divisions… réellement inquiétantes organisées pour charger…

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Plus loin que Ben…cette autre expérimentation aux armes « bananières » assoit l’art comme expérience.”l’Artiste” n’est-il pas un “chercheur“, “une sorte de Léonard moderne” comme l’écrit Herbert Molderings à propos de Marcel Duchamp ?

Chercher…

Site du MAC : Musée d’art contemporain de Lyon

Site de Ben Vautier


[1] Galerie Templon, 1971

[2] Extrait de « Robert Filliou : nationalité poète » de Pierre Tilman. Presses du réel, 2006

[3] page 158 « Ben, pour ou contre : rétrospective » : 14 juillet-1er octobre 1995, MAC, galeries contemporaines des musées de Marseille

[4] Extrait du texte du catalogue de l’exposition à la Maison européenne de la Photographie, Paris, 1990

[5] “C’est pas beau”, 1985, acrylique sur toile, 153 x 210 cm, Coll privée, Italie

[6] “Gazette des beaux-arts”, publié avec le supplément “La Chronique des arts et de la curiosité”, 1877

[7] page 93 « Ben, pour ou contre : rétrospective » : 14 juillet-1er octobre 1995, MAC, galeries contemporaines des musées de Marseille

[8] Site de Ben

[9] « Pierrick Sorin Anti-héros solitaire » in Le Courrier, 29 Août 2009

[10] Extrait de Pierrick Sorin, de Pierre Giquel. Hazan, 2000.

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